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Au programme de mon émission sur YouTube, Elmore James (rubrique « Un blues, un jour »), et Tasha Cobbs Leonard(rubrique « Les temps du gospel »).

À l’occasion du centenaire de la naissance d’Elmore James l’an dernier, j’avais publié dans le numéro 230 de Soul Bag un article biographique consacré au bluesman. Je vous propose ici le texte intégral de cet article (y compris la sélection discographique), légèrement réadapté avec des photos et des liens supplémentaires.

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La plus ancienne photo connue d’Elmore James, fin des années 1930. © : LMI / The Estate of Elmore James.

ELMORE JAMES, LE BLUES ROYAL
© : Daniel Léon / Soul Bag

Bien que l’on connaisse mal ses premières années (une période sur laquelle la biographie de Steve Franz1lève néanmoins le voile), Elmore James doit son immense popularité – qui dure ! – à son approche sans concession de sa musique. Sa voix déchirée et sa « bestialité » à la guitare slide l’ont vite débarrassé de l’emprise de Robert Johnson pour en faire un maître du genre et du blues électrique des années 1950. Au sein d’un cercle comprenant pourtant Muddy Waters, Howlin’ Wolf et consorts, il parviendra à se distinguer et même à s’imposer avec une fureur frénétique et une envie pratiquement sans égales. Le blues comme le rock ne le remercieront jamais assez.

Le moyen le plus évident pour rallier Jackson à Memphis consiste à suivre plein nord la Highway (Interstate) 55. Environ trente-cinq kilomètres après Canton, la route numéro 14 file à gauche pour buter sur un croisement après mille deux cents mètres. C’est Richland. Hormis l’asphalte, ce paysage immuable a oublié d’évoluer depuis au moins un siècle. Quant à la richesse de cette terre, on se demande où elle se niche dans cette zone boisée qui s’ouvre çà et là sur quelques prés. Une plaque commémorative nous apprend que le franc-maçon Rob Morris fonda ici en 1849 l’Order of the Eastern Star (Ordre de l’étoile orientale), mais le lieu ne retient pas davantage l’attention. Pourtant, un siècle plus tôt, il formait un petit village. On y cultivait le coton, on exploitait un peu le bois.

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La couverture du numéro 230 de Soul Bag. © : Mezzo / Soul Bag.

C’est d’ailleurs là, le 27 janvier 1918, que Leola Brooks, une adolescente de quinze ans qui travaille dans les champs, donne naissance à un petit Elmore. Faute d’un père enclin à le reconnaître, il prend le nom d’Elmore Brooks. Mais peu après, un certain Joe Willie « Frost » James s’installe chez Leola, et on admet généralement qu’il est le géniteur du rejeton. Elmore Brooks devient ainsi Elmore James… Métayers, Leola et Joe Willie se déplacent beaucoup sur les plantations du comté de Holmes pour travailler, dans une zone comprenant Goodman, Lexington, Pickens et Durant. Elmore va à l’école mais s’arrête au CM1, et comme bien des enfants de son âge dans la communauté afro-américaine, il fait ses premiers pas dans la musique en chantant à l’église.

Ìl entend sans doute du blues et du bottleneck très jeune, car à douze ans, il s’est déjà confectionné un diddley bow, instrument très archaïque et alors passage quasi obligé pour tout apprenti guitariste en slide… En évoquant Elmore James, l’auteur et musicologue Barry Pearson en donne une description précise : « Cet instrument se résume simplement à une sorte de câble dont on cloue les extrémités au mur, et sous lequel on passe deux bouteilles vides, ou des boîtes de conserve ou autres objets permettant d’éloigner le câble du mur, pour obtenir ainsi un chevalet, voire l’effet d’un résonateur. Le câble s’utilise comme une corde de guitare, sur laquelle on fait glisser une bouteille ou autre objet lisse pour créer des tonalités (…)2. » Selon d’autres spécialistes dont Robert Springer dans Le blues authentique – Son histoire et ses thèmes (Filipacchi, 1985), Elmore aurait même fabriqué une guitare rudimentaire à trois cordes, avec une boîte de saindoux en guide de caisse de résonance…

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Elmore et Sonny Boy Williamson, Chicago, vers 1955. © : Living Blues / Collection Yannick Bruynoghe.

Naissance d’un groupe
Mais il progresse rapidement. En 1932, à quatorze ans – selon son possible cousin Homesick James qui lui a offert sa première guitare –, il joue lors de soirées, de bals, de house parties, mais aussi dans quelques juke joints. Il se fait appeler Joe Willie ou Cleanhead, s’achète sa première « vraie » guitare – une National pour vingt dollars –, puis tourne quelque temps autour de Belzoni dans le Delta. Le travail agricole le rebute et il se réfugie de plus en plus dans la musique. En se fixant dans cette ville en 1937, ses parents lui donnent involontairement un coup de pouce. Conscients que leur fils leur échappe, ils décident d’adopter un orphelin, Robert Holston. Mais ce dernier, également fan de blues, entraîne son demi-frère dans son sillage, pour des choses pas nécessairement avouables comme la fabrication de whiskey de contrebande et la fréquentation de filles faciles ! On lui prête d’ailleurs un mariage avec une certaine Josephine Harris, un fait toutefois mis en doute… Mais il rencontre surtout des personnages qui vont sceller son destin, Alex Miller alias Sonny Boy Williamson II, Robert Lockwood Jr. et bien sûr Robert Johnson.

On ne s’attardera pas sur l’influence évidente de Johnson sur James, qui cite aussi Kokomo Arnold pour ses débuts. D’autant qu’il ne va pas tomber dans le piège de l’imitation, car il a sans doute déjà écouté un autre bluesman qui l’influence grandement, Tampa Red, qui s’entoure d’un orchestre complet. En pionnier pour sa musique, il explore en outre tous les bienfaits de l’amplification électrique qui commence à se répandre. Ainsi, comme l’explique le journaliste anglais Alan Balfour3, pour trouver plus d’engagements, il monte en 1939 un groupe étoffé qui comprend Holston à la guitare rythmique, Precious White au saxophone, Tutney Moore à la trompette et Frank O’Dell à la batterie. Même s’il puise dans la tradition rurale de ses aînés, son style ardent et résolument moderne donne une nouvelle vitalité à sa musique. C’est un point à souligner : alors que nombre de ses contemporains – Muddy Waters en tête – s’expriment encore souvent seuls dans une veine « racinienne » et acoustique, Elmore James forge déjà le blues de la décennie suivante. Toujours selon Balfour, il commence à s’éloigner de chez lui les week-ends, surtout pour suivre Sonny Boy à Helena en Arkansas, où il intervient régulièrement à partir de fin 1941 dans la fameuse émission de radio King Biscuit Time.

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La couverture du numéro 94 de Soul Bag. © : Jacques Demêtre / Soul Bag.

Un an après avoir épousé Minnie ou Mattie Mae4, Elmore James est appelé en juillet 1943 sous les drapeaux. Après vingt-huit mois de service durant lesquels il participe en 1944 à la reconquête de l’île de Guam (Mariannes), il retrouve la vie civile le 28 novembre 1945 et regagne sans attendre Belzoni. Où il doit repartir de zéro… Car ses parents vivent désormais à Chicago, Robert Holston à Canton et Sonny Boy à Helena. Il se remarie avec Georginna Crump et retrouve Holston, mais il apprend également qu’il souffre d’une affection cardiaque. Ses médecins lui conseillent de réduire ses déplacements mais il reprend le cours de sa carrière musicale, dans laquelle Sonny Boy Williamson II réapparaît pour bientôt jouer un rôle décisif. Dès 1947, le Turner’s Drug Store et le Easy Pay Store à Belzoni « sponsorisent » des émissions de radio – comme le Talaho Show –, qui programment des bluesmen dont James et Williamson, mais aussi Arthur « Big Boy » Crudup.

À la croisée des styles
Les témoignages relatifs aux prestations d’Elmore James à cette époque sont rarissimes mais il influence déjà d’autres jeunes bluesmen. Ainsi, James « Son » Thomas (1926-1993), lui aussi natif de la région, l’admirait et faisait tout pour le voir, comme il le rapportera à William Ferris5 : « Je n’étais pas autorisé à me rendre dans les clubs, mais je m’échappais le samedi soir car Elmore James jouait toute la nuit au nord de Yazoo City sur 49 East. Je me débrouillais pour entrer et jouer avec Elmore James et Sonny Boy Williams[on]. Il n’aimait pas que je joue avec la guitare d’Elmore mais lui s’en fichait. Il me laissait jouer aussi longtemps que je voulais, au point que Sonny Boy se ruait sur la scène en faisant la tronche… »

Les radios émettent dans des localités importantes du Delta dont Yazoo City et Greenville, et jusqu’à la fin de la décennie, Elmore va aussi à Helena et à Memphis. Ce qui lui permet de côtoyer Crudup, James « Peck » Curtis, Johnny Temple et Willie Love, et d’asseoir sa réputation dans le milieu. Lors de ses visites à Helena, Elmore croise probablement aussi Robert Nighthawk, qui le marque comme l’ont fait Robert Johnson et Tampa Red. Ainsi, s’agissant de slide, il perfectionne son jeu en faisant la synthèse de celui de trois stylistes différents mais comptant parmi les meilleurs de l’histoire. Les radios programmant de plus en plus des bluesmen, Elmore participe à des émissions – généralement avec Sonny Boy – qui le conduisent bientôt à La Nouvelle-Orléans et à Memphis, où Homesick James le suit également. Une telle activité met sa santé en péril et provoque une alerte cardiaque en 1950 et une hospitalisation à Jackson. Mais l’attrait de la musique est le plus fort, et il finit par payer à la fin de cette même année.

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Au Sylvio’s à Chicago, 1957 ou 1958, Jeffersonn° 74. © : Yannick Bruynoghe / Jefferson.

Le scénario de ses débuts discographiques est plutôt rocambolesque… et difficile à tracer ! En 1950, Lillian et Willard McMurry tiennent un commerce sur Farish Street à Jackson. Madame McMurry, enthousiasmée par le blues qu’elle a découvert en écoutant un stock de vieux disques, décide d’en vendre mais aussi d’en produire. En décembre, le couple lance le label Trumpet et entreprend d’enregistrer Sonny Boy. Le 4 janvier 1951, il se présente en studio avec Joe Willie Wilkins et Elmore James aux guitares, Willie Love au piano et Joe Dyson à la batterie, pour graver le single Eyesight to the blind / Crazy about you baby. McMurry en tire quelques exemplaires, décide de le produire en série mais un incendie détruit l’original. On recommence donc le 12 mars (avec en plus Henry Reed à la basse), mais apparemment sans Elmore James. On croira pourtant longtemps qu’il avait inauguré sa discographie à cette occasion… Mais Lillian McMurry aimerait voir Elmore graver son plus grand succès, Dust my broom, une adaptation du I believe I’ll dust my broom de Robert Johnson. Selon bien des témoignages, l’idée perturbe Elmore. Le 5 août 1951, McMurry lui demande alors de jouer en l’assurant qu’il s’agit d’une simple répétition, et il réalise ainsi son premier titre, sous le nom d’Elmo James (en face B, Bobo Thomas signe une énième reprise de Catfish blues)… Ceci dit, l’anecdote relève peut-être plus de la légende que de la réalité !

Une carrière qui s’envole
Quoi qu’il en soit, le succès l’attend dès ce coup d’essai car Dust my broom atteindra la neuvième place des charts de Billboard en avril 1952. Mais entre-temps, début 1952, deux des quatre frères Bihari, Joe et Lester, auxquels on doit déjà la fondation de Modern en 1945, se trouvent à Jackson. Modern ayant son siège à Los Angeles, les Bihari cherchent à s’établir dans une région où le blues a plus de potentiel qu’en Californie. En quête de nouveaux talents, ils mettent la main sur Elmore et l’enregistrent deux fois avec des musiciens de Ike Turner. D’abord à Greenville, sans doute le 23 janvier 1952, puis à Clarksdale en avril. Ils essaient selon Balfour de le persuader d’aller à Chicago, où l’attend là encore Homesick James. L’initiative n’est pas du goût de Lillian McMurry, liée contractuellement avec Elmore, et pour ne pas être traînés en justice, les Bihari n’éditeront ces dix faces – sauf une prise alternée de Lost woman blues – qu’en 1953 sur un autre label, Flair. Elmore s’accompagne des Broomdusters, un nom qui restera, et la sélection compte déjà des titres fameux comme Please find my baby et Hawaiian boogie.

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Sunnyland Slim, Homesick James et Elmore James, Chicago, 1959. © : Jacques Demêtre / Soul Bag.

 

Les Bihari parviennent à leurs fins en octobre 1952. Ils lancent à Memphis une nouvelle marque, Meteor, « embarquent » Elmore à Chicago et inaugurent leur catalogue avec un single du bluesman, I believe/I held my baby last night. Ils offrent en outre au leader un casting « de rêve », des fidèles car ils constitueront plus ou moins l’ossature des Broomdusters jusqu’en 1960 : J. T. Brown au saxophone, Johnny Jones au piano, Ransom Knowling à la basse et Odie Payne à la batterie ! Comme Dust my broom, cette première galette chez Meteor grimpe au neuvième rang des charts, un classement qu’Elmore n’améliorera pourtant plus. Une anomalie qui s’explique car il n’enregistrera pas pour Chess dans les années 1950 – hormis pour sa filiale Checker en janvier 1953 –, mais pour d’autres moins bien diffusés comme Flair, Chief, Fire, Kent… Ce qui ne l’empêche pas de signer une impressionnante série de chefs-d’œuvre d’intensité et d’urgence du blues moderne, y compris des reprises auxquelles il donne une nouvelle dimension : Standing at the crossroads (1954), Dust my blues, I believe my time ain’t long et Blues before sunrise (1955), Wild about you baby (1956), Coming home et It hurts me too (1957)…

Joyeux anniversaire, Elmore !
Il retourne aussi régulièrement dans le Mississippi pour préserver sa santé, dans la région de Canton, où il enregistre en 1954. Il se marie une troisième fois, avec Janice. Mais des séances l’année suivante le mènent à Culver City (Californie) et à La Nouvelle-Orléans. Quand il revient à Chicago, malgré son talent, il lui faut lutter pour retrouver sa place et on ne lui fait aucun cadeau. Il existe ainsi une anecdote au sujet de Howlin’ Wolf, avec lequel il a un peu joué dans un juke joint du côté de Drew, Mississippi, à la fin des années 1940. En janvier 1956, Elmore, qui doit fêter son anniversaire au Sylvio’s à Chicago, aurait demandé au batteur du Wolf si ce dernier accepterait de jouer à cette occasion. Sans prévenir Howlin’ Wolf, il donne son accord, et le gérant du club publie des invitations sur lesquels le nom du leader apparaît. Le soir de l’anniversaire, alors que le patron du Sylvio’s s’impatiente, la petite amie du Wolf l’appelle et lui demande pourquoi il n’est pas là… Furieux, il déboule pour déclarer qu’il ne jouera pas sans contrat et qu’il va porter plainte car son nom figure sur les cartons d’invitation sans son autorisation. Et le 2 février, Elmore James est condamné à lui verser vingt-cinq dollars6 !

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Big Bill Hill (DJ), Homesick James, J. T. Brown et Elmore James, 1959. © : Georges Adins / Courtesy Robert Sacré.

De nouveaux musiciens apparaissent sur disque à ses côtés à partir de 1957, dont Homesick James – qui finira par s’inspirer de lui bien qu’il soit sans doute plus âgé ! –, Eddie Taylor, Willie Dixon et Fred Below. Cette même année 1957, alors que les ventes de ses disques déclinent, il subit une deuxième attaque cardiaque, suffisamment grave pour l’obliger à quasiment se retirer durant deux ans. Mais de façon inattendue, il va revenir plus fort, et comme le souligne Gérard Herzhaft dans sa Grande encyclopédie du blues, pour une seconde carrière probablement meilleure que la première, pourtant plus que consistante… Et en 1960, il attire enfin –brièvement – l’attention de Chess ! Ses dernières années vont générer d’autres titres inoubliables : The sky is crying(1959), I can’t hold out et Madison blues(1960), One way out, Shake your moneymakeret Look on yonder wall(1961), Stranger blues(1962)…

L’année 1959 est particulière pour Elmore James. Il reçoit en effet la visite à Chicago des Français Jacques Demêtre et Marcel Chauvard, qui le rencontrent chez lui et assistent à ses concerts. À une époque où les bluesmen américains sont encore très peu connus hors de leur frontières – la première tournée de l’American Folk Blues Festival aura lieu trois ans plus tard –, ils en rapportent un témoignage émouvant qui fera en 1994 l’objet d’un livre célèbre, Voyage au pays du blues (CLARB/Soul Bag). Introduit par Muddy Waters en personne au Thelma Lounge, le Belge Georges Adins est également un des seuls Européens à voir Elmore à l’œuvre dès 1959 : « Ses lunettes épaisses donnent au visage d’Elmore un regard expressif et dramatique, surtout sur les blues lents. Avec sa voix puissante d’écorché vif, il n’a pas vraiment besoin d’un micro (…). Employant essentiellement la technique du bottleneck, il produit à la guitare une sonorité qui m’était jusque-là inconnue (…)7. »

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Chicago, 1959. © : Jacques Demêtre / Soul Bag.

Les portes de la légende
Jusqu’en 1962, Elmore fait encore partie des bluesmen les plus actifs. Charlie Musselwhite, venu découvrir Chicago en 1962 à l’âge de dix-huit ans et embauché comme chauffeur, peut en témoigner dès son premier contact : « Je devais connaître rapidement toute la ville. Dans le quartier vers Maxwell Street, je me souviens d’une pancarte indiquant Elmore James. Je suis revenu le soir et ce fut un grand choc, d’autant que je n’associais pas du tout Chicago au blues8. » Pourtant, fatigué et déçu par le système (la fédération des musiciens Chicago lui reproche de ne pas payer ses cotisations), Elmore James se résout à reprendre le chemin du sud. Définitivement croit-on, carrière en lambeaux bien qu’il joue un peu à Jackson. Puis il cède une nouvelle fois ! Le 19 mai 1963, il accepte de revenir à Chicago et tourne avec Homesick James. Après seulement cinq jours, le 24, une troisième crise cardiaque le terrasse, à quarante-cinq ans.

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Une mort qui coïncide avec la naissance de sa légende et de la légitimité internationale du blues, et d’une influence qui va marquer les esprits. D’abord ceux des groupes britanniques que le blues fascine. Il se dit que Keith Richards et Mick Jagger décidèrent de former les Rolling Stones en voyant Brian Jones dans un club jouer à la slide un titre d’Elmore. Du côté de Fleetwood Mac, Jeremy Spencer n’a jamais caché son admiration pour le natif de Richland. Outre-Atlantique, Alan Wilson de Canned Heat, Duane Allman de l’Allman Brothers Band, Ry Cooder et George Thorogood lui doivent incontestablement quelque chose… Elmore compte aussi des disciples parmi les bluesmen de Chicago, dont John Littlejohn et Earl Hooker au magnifique phrasé qui emprunte aussi à Robert Nighthawk, Homesick James, J. B. Hutto et son neveu Lil’ Ed Williams dans un style plus brutal, et John Primer. Celui dont le son saturé rappelle le plus Elmore est certainement Hound Dog Taylor, parfaite incarnation d’un blues sauvage et racinien d’une urgence absolue.

Mais Elmore James a surtout jeté un pont entre blues rural traditionnel du Delta et blues urbain moderne, dans lequel le rock puis le hard rock des années 1960 et 1970 puiseront l’essentiel d’une puissance plus ou moins bien contrôlée. D’ailleurs, il entrera au Blues Hall of Fame (1980) comme au Rock and Roll Hall of Fame (1992). L’étendue de son influence est telle qu’elle concerne des artistes venus d’horizons très différents, de « l’explorateur » de l’instrument Roy Buchanan au leader éclectique du Band Robbie Robertson, en passant par John Lennon ou l’inclassable Frank Zappa… Ce qui lui vaut de tenir une place énorme sur l’échiquier du blues et de la musique de notre temps. Et à jamais celle du roi de la guitare slide. Toujours pas mat.

J’ai choisi pour mon émission sa version de 1957 de It Hurts Me Too.

Notes

  1. The Amazing Secret History of Elmore James, BlueSource Publications, 2003.
  2. Barry Pearson, « The Late Great Elmore James », Keystone Folklore Quarterly, hiver 1972.
  3. Alan Balfour, « The Elmore James Story : Marking the 20th Anniversary of his death », 1983 article traduit et publié en français dans Soul Bag n° 94, 1983.
  4. Il est malaisé de trouver des éléments fiables à ce propos. En 2009, la copie d’un contrat de mariage entre Elmore et une certaine Mattie Mae Grandberry est apparue sur… eBay ! Mais il est daté du 12 juin 1945, pas de 1942… Il semble toutefois authentique, mais l’événement aurait été caché par Mattie qui préférait faire croire qu’elle avait épousé un pasteur et non un bluesman…
  5. William Ferris, Blues from the Delta, Da Capo, 1978. D’après un entretien réalisé en 1970.
  6. Moanin’ at Midnight – The Life and Times of Howlin’ Wolf, par James Segrest et Mark Hoffman (Thunder’s Mouth Press, 2005). S’il n’était pas vraiment méchant, le Wolf était intraitable en affaires… et sans doute un peu susceptible, aussi !
  7. Traduction des notes de pochette du livret du coffret « King of the Slide Guitar », Charly, 1992.
  8. Robert Gordon, Can’t Be Satisfied – The Life and Times of Muddy Waters, Back Bay Books, 2002.

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Les secrets d’une guitare unique
Les premiers enregistrements de blues avec de la guitare électrique datent de 1938. On les doit à George Barnes, Hobson « Hot Box » Johnson, Lonnie Johnson et Tampa Red. Mais, hormis ce dernier, cela relève plus du jazz que du blues et il n’est pas question de slide. D’après la biographie de Steve Franz, dès la formation de son groupe en 1939, Elmore James amplifie sa guitare acoustique de marque National car il souhaite plus de volume pour se faire entendre parmi les autres musiciens. Pour cela, il ajoute d’abord un micro bon marché et un amplificateur. À cette époque, la guitare électrique ne fait que balbutier, et Elmore, bon bricoleur et passionné, ne cesse d’améliorer son instrument. Au milieu des années 1940, toujours sur un modèle acoustique, mais désormais de marque Kay, pour obtenir le son suramplifié unique qui le caractérise, il couple deux micros : le premier accentue la rondeur des cordes aiguës, et le second, familier des jazzmen, donne à la fois plus de volume et de contrôle. Il n’a pas enregistré avant les années 1950, mais Elmore James fait bel et bien partie des pionniers de l’amplification électrique à la guitare. Ne l’oublions pas.

Encadré 2
Discographie sélective commentée
Bien que dispersée à l’origine sur différents labels et souvent assortie de nombreuses alternates, la discographie d’Elmore James, d’une qualité élevée quasiment uniforme, devrait être assez facilement disponible, d’autant qu’elle se divise classiquement en deux parties bien distinctes : de 1951 à 1957, date à laquelle il doit se mettre en retrait pour raisons de santé, puis de 1959 à 1963, ses dernières faces datant de février de cette année-là. Mais étrangement, il n’existe pas pour l’heure d’anthologie récente et étoffée portant sur cette seconde période…

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© : Discogs

– « The Classic Early Recordings 1951-1956 » (Ace, 2007). Ce coffret de 3 CD totalise 71 titres dont des prises alternées (jusqu’à 6 pour un même morceau !). Bien présentée et documentée, cette anthologie est la plus complète sur cette période avec tous les classiques de l’artiste. Œuvre archétypale d’un blues moderne électrique encore très ancré dans le Delta.

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© : Discogs

« Complete Fire & Enjoy Recordings » (Oldies, 1995). Une compilation étoffée comprenant 62 titres sur 3 CD pour profiter de ses dernières faces, souvent considérées comme ses meilleures, avec de superbes créations aux côtés de relectures de standards auxquels il donne une nouvelle jeunesse. Une réédition serait particulièrement bienvenue !

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© : Discogs

« Slide Order Of The Blues – The Singles As & Bs 1952-1962 » (Jasmine, 2016). Ce double CD de 51 titres couvre presque toute sa carrière. Malgré quelques manques et des notes un peu « chiches », c’est la sélection récente la plus complète, au prix en outre abordable.

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« The Best Of Elmore James » (Sunset, 2017). Pour découvrir Elmore à petit prix, une sélection récente de 22 titres sur l’ensemble de sa carrière.

 

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© : Discogs

En deuxième partie d’émission, pour la page gospel, j’ai choisi d’évoquer une représentante de la jeune génération montante de cette musique. Il s’agit de Tasha Cobbs Leonard, qui est née le 7 juillet 1981 à Jesup en Géorgie. Ses parents géraient une église, sa voie était donc assurément toute tracée, et elle a évidemment commencé très jeune à chanter du gospel. J’ai une très bonne raison pour l’évoquer aujourd’hui, car elle occupe actuellement la première place des charts gospel de Billboard avec son dernier album « Heart. Passion. Pursuit. » sorti chez EMI/Motown. Mais ce n’est pas tout car elle n’en est pas à son coup d’essai. Après un premier album autoproduit en 2010, elle sort en 2013 « Grace », son premier disque pour une major comme on dit, EMI Gospel, et le succès est fulgurant. L’album atteint la première place des charts de Billboard et la chanson qui en est tirée, « Break Every Chain », permet à Tasha Cobbs Leonard de remporter un Grammy Award !

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© : Discogs

Et ses deux albums suivants, « One Place Live » et « Heart. Passion. Pursuit. » seront aussi numéros 1 des charts… Cobbs Leonard fait donc bien partie des chanteuses de gospel les plus populaires de son époque. Alors bien entendu, les puristes me diront que ce gospel est un peu commercial et qu’il n’a que peu à voir avec l’esprit originel des églises. Mais les temps changent et il faut l’accepter, cela contribue aussi à la préservation de la popularité de cette musique. Pour illustrer cela, je vous propose un extrait de l’album « Grace » de 2013, avec tout simplement la chanson récompensée d’un Grammy, Break Every Chain.

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© :YouTube