Ces derniers mois, plusieurs acteurs essentiels d’une période qui vit le blues accéder à une reconnaissance planétaire (les années 1960) ont quitté ce monde : je pense bien sûr à Chris Strachwitz, Larry Cohn et Neil Slaven. Tous trois sont partis à un âge très avancé, et c’est également le cas de Dick Waterman, décédé ce 26 janvier 2024 à l’âge de quatre-vingt-huit ans. L’œuvre de Waterman est fondamentale et ne saurait se résumer à sa redécouverte de Son House. Durant le Blues Revival, il a enregistré de nombreux artistes, a créé la première agence de promotion destinée à des bluesmen, et il était enfin un remarquable photographe qui nous laisse une collection absolument exceptionnelle.
Dick Waterman voit le jour le 14 juillet 1935 à Plymouth, Massachusetts. Rien ne semble le prédestiner à faire carrière dans le blues, d’autant qu’il ne joue d’aucun instrument, mais il aime la musique, notamment le jazz Dixieland, ainsi que les pionniers du rock ‘n’ roll. Après son service militaire, il entame des études de journalisme à Boston et se spécialise dans le sport. Son destin s’esquisse à partir de 1961 quand il s’installe à Cambridge, où la scène folk est en plein essor, tout comme à Greenwich Village à New York, où il se rend quelquefois pour des reportages. Il y découvre le folk blues dont il voit des représentants notables comme Sonny Terry & Brownie McGhee, Gary Davis, Jessie Fuller et Josh White. En 1962, il commence à écrire et à faire des photos pour le bimensuel The Broadside of Boston(puis simplement The Broadside), dont il deviendra chef de rubrique l’année suivante : quoi qu’il en soit, à ne pas confondre avec d’autres fanzines juste intitulés Broadside et lancés la même année à New York (1) et à Los Angeles. Certes modeste, ce support est très lu et apprécié dans la communauté folk de la région de Cambridge et Boston, deux villes seulement séparées par la rivière Charles.
The Broadside of Boston donne beaucoup de place à des artistes de folk rock, ainsi qu’à d’autres qui flirtent davantage avec le blues mais qui ne sont pas afro-américains. Ainsi, les couvertures et les sommaires sont consacrés à Bob Dylan, John Baez, Woody Guthrie, Dave Van Ronk, Tom Rush ou encore Tim Hardin. Il y a toutefois des exceptions avec le gospel : les Grandison Singers apparaissent en couverture du numéro du 18 septembre 1963, puis Mahalia Jackson environ un mois plus tard, le 16 octobre… Mais Waterman s’implique de plus en plus dans le blues, et toujours en 1963, il permet à Mississippi John Hurt, Bukka White et Mississippi Fred McDowell de se produire. Parallèlement, Waterman trouve encore le temps de travailler comme journaliste sportif, mais ça ne va pas durer…
À partir d’échanges avec Bukka White, Waterman déduit (hâtivement !) que le légendaire Son House aurait été vu récemment à Memphis et qu’il habiterait toujours dans le Delta. En 1964, flanqué de deux amis passionnés de blues (Phil Spiro, programmateur informatique, et Nick Perls, futur fondateur des labels Yazoo et Blue Goose, mon article du 11 octobre 2023), Waterman met donc le cap au sud au volant d’une Coccinelle rouge. Ils ne trouvent pas House à Memphis, et pas davantage dans le Delta, où ils restent quand même un mois, pour finalement apprendre que le bluesman vit en fait à Rochester dans l’État de New York, autrement dit pas très loin de leur propre lieu de résidence ! Et le 23 juin 1964, Spiro, Perls et Waterman « redécouvrent » Son House à Rochester. La suite de cette histoire est racontée en 2022 par Benoit Gautier dans un article intitulé « Dick Waterman – Pierre angulaire de la maison blues » (dans le cadre d’un dossier complet sur le bluesman paru dans le numéro 246 de Soul Bag), qui a interviewé Waterman à cette occasion. Et Waterman sera le manager de Son House jusqu’à sa retraite cette fois définitive en 1974.
Et le séjour de Waterman dans le Delta n’aura pas été inutile. Dès 1965, il fonde Avalon Productions, qui est donc la première agence entièrement dédiée à la promotion des artistes de blues. Durant toutes les années 1960, il fera ainsi tourner (et enregistrera) de nombreux grands bluesmen du Mississippi, mais aussi de Chicago, dont il est impossible de dresser la liste ici. En outre, il importe de souligner qu’il défendait leurs intérêts et s’assurait qu’ils soient suffisamment bien rémunérés. En 1970, il est à l’origine de la brillante carrière de la chanteuse-guitariste Bonnie Raitt (quinze Grammy Awards, série en cours !).
Dans les années 1980, Dick Waterman s’installe à Oxford, Mississippi. Il continue d’aider des bluesmen (il a œuvré pour que Mississippi Fred McDowell ait sa pierre tombale à Como) mais il donne plus d’importance à ses travaux photographiques. Auteur de photos de pochettes dans les années 1960, il a également immortalisé une pléiade d’artistes et sa collection est incontournable : il avait d’ailleurs créé un site Internet spécifique, « Dick Waterman Photography », que je vous invite à consulter, et son livre Between Midnight and Day: The Last Unpublished Blues Archive (Mandala Publishing Group, 2003) contient une magnifique sélection de cent vingt images (Buddy Guy, John Lee Hooker, Lightnin’ Hopkins, Chuck Berry, Ray Charles, Bob Dylan, Son House, Mississippi John Hurt, Skip James, Janis Joplin, B.B. King, Fred McDowell, Bonnie Raitt, Otis Rush, Roosevelt Sykes, Big Mama Thornton, Sippie Wallace, Muddy Waters, Junior Wells, Bukka White, Howlin’ Wolf…). Et puisque nous parlons de livre, je vous recommande aussi sa biographie par Tammy L. Turner, Dick Waterman : A Life in Blues (University Press of Mississippi, 2019). Enfin, Dick Waterman possédait d’importantes archives enregistrées qui sont loin d’avoir été toutes exploitées. Espérons, maintenant qu’il est décédé, qu’elles ne tombent pas dans l’oubli…
(1). La fiche Wikipedia de Dick Waterman est erronée à ce propos : elle cite Broadside avec un lien qui renvoie vers un autre magazine fondé en 1962 à New York par Agnes « Sis » Cunningham et Gordon Friesen, sans rapport avec celui dans lequel écrivit Waterman…
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