Dimanche dernier, le 23 juin 2024 sur l’île de Marie-Galante, la fête de la musique s’est prolongée 48 heures après la date traditionnelle du 21 juin. Nous avions en effet rendez-vous à Grand-Bourg, plus précisément à l’auberge du « Piment Vert » tenue par Gisèle Pajot. À l’initiative de Guy-Henry Vingataramin, fondateur du collectif Mowinga (1), qui avait invité pour l’occasion les associations de Guadeloupe continentale Guad’Accordéons et Vie-Brasyon, nous avons participé à une journée portes ouvertes de promotion et de valorisation de l’accordéon. En Guadeloupe, cet instrument reste associé à des musiques dites « de bal » et dansantes, et en premier lieu au quadrille, une tradition musicale locale qui reste vivace dans l’archipel. Mais les adeptes vous le diront, l’accordéon se distingue par sa grande adaptabilité et peut aussi accompagner de la biguine, de la valse, des ballades et chansons du répertoire populaire, et bien sûr être associé à des orchestrations basées sur des percussions comme le gwo ka !

Cette journée du 23 juin s’articulait selon plusieurs axes. Tout d’abord la découverte, avec une petite exposition bien documentée qui s’arrêtait sur la description de l’instrument (diatonique ou chromatique, les différents claviers, les touches, les boutons, le soufflet…), les notions de fonctionnement, sans oublier les vertus d’un instrument chaleureux qui favorise la convivialité. Il fut aussi question d’apprentissage le matin avec des démonstrations et déjà des échanges entre pratiquants et spectateurs venus en nombre. Après un excellent déjeuner, l’après-midi fut consacré à de nouvelles démonstrations centrées autour du quadrille, durant lesquelles les participants transformèrent l’auberge de Gisèle en piste de danse, mais c’était prévisible ! La journée s’acheva en apothéose avec tou(te)s les accordéonistes réuni(e)s pour un final exalté.

Bien que résident marie-galantais depuis maintenant plus de six ans, je ne suis pas un spécialiste de l’accordéon en Guadeloupe, mais Guy-Henry m’avait toutefois demandé d’intervenir lors de cette journée. Vous savez combien j’aime souligner les parallèles entre les musiques afro-américaines (qui constituent l’objet premier de ce site) et antillaises, en m’appuyant notamment sur leurs origines communes. Et en écoutant ces musiciens, en voyant ces couples danser le quadrille avec cette pudeur et cette dignité qui sont celles qui habitent ceux qui transmettent les traditions ancestrales, j’ai mesuré combien l’accordéon, au-delà du plaisir qu’il génère à travers la musique elle-même, était profondément enraciné dans l’histoire et la culture des Guadeloupéens.

Guy-Henry Vingataramin.

Tout en pensant d’emblée à la Louisiane, à cette musique cadienne (ou cajun) dont l’instrument de base reste de nos jours l’accordéon. Et donc à une histoire qui débute au début du XVIIe siècle, à l’extrême nord-est de l’Amérique du Nord, dans une région qui correspond pour l’essentiel aux actuelles provinces canadiennes de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et d’une partie du Québec. Cette région, qui s’appelle l’Acadie, a été fondée en 1604 par des colons français. C’est sans lien avec l’esclavage, car les premiers esclaves africains n’arriveront pas en Amérique avant 1619 (en Virginie, mon article du 21 août 2019). D’ailleurs, les Français d’Acadie entretiennent de très bonnes relations avec les Amérindiens (les natifs), et les métissages sont très courants, et jamais  forcés, au sein des deux communautés.

Mais cette cohabitation est mise à mal durant le siècle suivant, en particulier quand l’Acadie devient britannique suite au traité d’Utrecht en 1713. Les conflits se succèdent. Ils opposent les Français d’Acadie aux Britanniques et impliquent également des Amérindiens. En effet, certaines tribus sont fidèles à la France mais d’autres se rallient à la couronne britannique… Pour mettre fin au désordre, les Britanniques décident de déporter les Acadiens. La répression est terrible, les opposants sont massacrés, leurs exploitations sont détruites et brûlées, leurs biens confisqués, les familles séparées. On les entassent sur des navires, pour une bonne part à destination de la Grande-Bretagne et des colonies britanniques de la côte est qui deviendront les États-Unis. Cette déportation, une des premières formes d’épuration ethnique de l’histoire de l’humanité, qui se déroule de 1755 à 1763, s’appelle le Grand Dérangement.

Les Acadiens déportés sont mal accueillis partout où ils arrivent, mais une partie d’entre eux parvient à gagner la Louisiane. Ils se réfugient dans une région composée de prairies et de marécages (les bayous), où il sont aidés par des Amérindiens mais aussi des esclaves venus d’Afrique en fuite, les marrons (mon article du 10 mai 2024). Car l’esclavage s’est désormais systématisé… Ainsi, une nouvelle communauté se crée, qui existe toujours. Elle se compose des Cadiens ou Cajuns qui sont donc les descendants des Acadiens. Et si le « A » initial a disparu pour les désigner, la vaste région qu’ils occupent encore aujourd’hui (centre-sud de la Louisiane, mon article du 21 juin 2024), se nomme bel et bien l’Acadiane. Beaucoup parlent encore le français, qui évoluera vers un créole francophone au fil des décennies.

Les Cadiens ont bien sûr leurs traditions musicales, et le violon (fiddle) occupe une place centrale. Mais vers le milieu du XIXe siècle, des immigrants allemands viennent en Louisiane, avec un instrument répandu dans leur pays (et en Autriche), l’accordéon. Ces Allemands sont fermiers et s’installent logiquement dans les prairies de l’Acadiane. Les Cadiens découvrent ainsi l’accordéon, et à partir du début du XXe siècle, l’instrument devient prépondérant aux côtés du violon. Il présente plusieurs avantages : contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne coûte pas si cher que cela (et la fabrication locale se développe rapidement), son apprentissage est relativement aisé et il produit un important volume sonore !

Après une période d’adaptation (sans rentrer dans les détails, le violon utilise une gamme chromatique et l’accordéon est alors diatonique), c’est l’instrument incontournable de toute formation de musique cadienne. On l’associe donc au violon mais aussi à des percussions comme le frottoir ou planche à laver (rubboard, parfois washboard), le triangle (ti-fer), voire de type maracas. Ceci n’est pas anodin car ces instruments (ou très proches) se retrouvent dans le quadrille guadeloupéen évoqué plus haut ! Et surtout, l’esprit est le même : il s’agit de musiques étroitement associées à des danses (la musique cadienne intègre des valses, des mazurkas, des rumbas…), et aujourd’hui encore, de nombreux établissements, notamment des restaurants, ont des salles spécifiques pour que les clients dansent sur des morceaux joués à l’accordéon par les artistes cadiens. Et depuis les années 1950, il existe bien sûr une déclinaison avec des textes des chansons en anglais, qui intègre plus d’ingrédients issus du blues et du R&B, le zydeco. Mais c’est une autre histoire.

En conclusion, je vous propose plus bas quelques chansons en écoute, et je suis sûr que mes ami(e)s guadeloupéen(ne)s y verront bien des similitudes avec leurs propres traditions musicales liées à l’accordéon. Enfin, je tiens à remercier chaleureusement Guy-Henry Vingataramin pour son invitation, les présidents des associations Guad’Accordéons et Vie-Brasyon, Gisèle Pajot pour son accueil, et bien sûr les musicien(ne)s et le public.
Lafayette (ou Allons à Lafayette) en 1928 par Cléoma Breaux et Joe Falcon. Premier enregistrement de musique cadienne.
La valse ah babe en 1929 par Amédé Ardoin et Dennis McGee. Ardoin est le premier « créole noir » auteur d’enregistrements de musique cadienne.
La valse du grande chemin en 1953 par Iry LeJeune.
Un autre soir ennuyant en 1967 par Belton Richard.
Two step des Acadiens en 1969 par Nathan Abshire & The Balfa Brothers.
Hey ma petite fille en 1989 par Buckwheat Zydeco.
Extrait de concert à Lafayette en 2023 par Cedric Watson et Bijou Créole.
Textes et photos : © Daniel Léon.
(1). Mowinga est un mot créole qui désigne le moringa, plante originaire du sous-continent indien dont les vertus sont si nombreuses qu’elles lui valent d’être appelée « arbre de vie ».

Gisèle Pajot.