Retour de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (1). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. Aujourd’hui, j’ai choisi slow drag, une expression difficile à traduire sinon par « traînée lente », ce qui, de prime abord, ne veut pas dire grand-chose… Mais il y a bien une notion de lenteur, car en fait, la slow drag est une danse lente et lascive, intimement associée au blues, et ce dès l’apparition de cette musique.
Mais ses origines nous ramènent une nouvelle fois à l’esclavage, et plus précisément au 9 septembre 1739, il y a donc 285 ans jour pour jour, en Caroline du Sud, à 35 kilomètres au sud-ouest de Charleston, sur un site proche de la rivière Stono (2). Depuis une vingtaine d’années, l’État sudiste se caractérise alors par l’arrivée croissante et en grand nombre d’esclaves, qui sont employés sur d’immenses plantations pour répondre au développement des cultures du riz et du coton. Bien entendu, les autorités et les propriétaires blancs essaient de « gérer » au mieux cette forte population déportée essentiellement d’Afrique, mais les tensions sont fréquentes, avec des esclaves en fuite et des rébellions mineures qui surviennent régulièrement.
Et le dimanche 9 septembre 1739, un certain Jemmy, lettré et décrit comme Angolais, rassemble une vingtaine d’esclaves originaires du Royaume du Kongo (3). Tous entament une marche avec une banderole portant l’inscription « Liberté ! », mais aussi, selon Mary Elliott et Jazmine Hughes dans « A Brief History of Slavery That You Didn’t Learn in School » (The New York Times Magazine, 19 août 2019), « en tambourinant sur deux tam-tams et en exhortant d’autres membres de la communauté asservie à les rejoindre ». Leur objectif est la Floride espagnole (4), distante d’à peine 250 kilomètres, où les esclaves fugueurs bénéficient de droits légaux dont celui d’asile, même s’ils doivent se convertir au catholicisme et s’engager à défendre le territoire face aux attaques extérieures, essentiellement britanniques.
Ils attaquent d’abord l’entrepôt Hutchinson dont ils tuent les deux employés pour récupérer armes et munitions, et le groupe finit par compter entre 80 et 100 participants. En chemin, ils incendient six ou sept plantations et exécutent entre 20 et 30 Blancs. La surprise passée, ces derniers s’organisent, et le 10 septembre, à la tête d’une milice, ils rattrapent les esclaves au niveau de l’Edisto River, quelque 50 kilomètres au sud-ouest de leur point de départ. Au moins la moitié des esclaves perdent la vie dans l’affrontement, mais également entre 20 et 25 Blancs. Plusieurs esclaves sont ensuite décapités et leurs têtes fichées sur des pieux le long des principaux axes afin de décourager d’éventuelles initiatives similaires.
Cet épisode sanglant aujourd’hui connu sous le nom de rébellion de Stono est tout simplement le plus important soulèvement d’esclaves avant l’indépendance des États-Unis en 1776. Et cette révolte ne sera pas sans incidence sur la musique. Car moins d’un an après la révolte, le 10 mai 1740, le gouverneur de Caroline du Sud promulgue le Negro Act of 1740, qui interdit notamment aux esclaves de se réunir, de se déplacer seuls, d’apprendre à écrire (mais pas à lire), et bien entendu d’utiliser des tambours mais aussi de danser. Cette loi restera en vigueur jusqu’en 1865, année de l’abolition de l’esclavage. Pour contourner cela, les esclaves pratiquent des danses « déguisées » directement importées d’Afrique dont la calenda et la chica, répandues aux Antilles, la juba dance (ou hambone), mais surtout dans cette région le shuffling ring shout. Il s’agit de danser en cercle en tapant des mains et en traînant les pieds en rythme (traîner = to drag, mais le terme shuffle pour désigner certains blues vient aussi de là ), plutôt que de frapper fortement et bruyamment le sol.
Au début, les esclaves préfèrent exercer en groupes, à l’africaine, car ils sont mal à l’aise avec les danses européennes des colons qui se pratiquent en couples et impliquent de croiser les pieds… Ce type de danse va évoluer avec le temps, et la slow drag apparaît sans doute dans les juke joints dès la fin du XIXe siècle, au même moment que le blues qui ne peut toutefois guère se danser autrement qu’en couple. On doit toutefois la première mention, le 18 mars 1901, aux compositeurs de ragtime Scott Joplin et Scott Hayden avec Sunflower slow drag. À l’écoute, c’est sans rapport avec le blues, mais cela démontre au moins que le terme existait déjà dans le milieu musical.
Des témoignages précis du début du siècle dernier nous sont parvenus, dont Debra Devi fait une synthèse évocatrice : « Une danse sexy au corps-à-corps, appelée slow drag, qui imite les mouvements de balancier que l’on fait en portant une lourde charge, est très populaire dans les juke joints fréquentés par les travailleurs du Delta le samedi soir. Les danseurs traînent leurs pieds à plat sur le sol, leurs hanches se balancent doucement d’un côté à l’autre pendant que leurs bassins se pressent l’un contre l’autre. » Bien entendu, plus la soirée avance, avec l’alcool qui coule à flot, plus la danse se fait sexy. Elle devient populaire au point d’être assimilée au blues : on dit ainsi slow drag pour désigner le blues !
Selon Stephan Calt qui cite Johnny Shines, « la slow drag restait la danse la plus populaire du blues dans les années 1930, et elle inspira grandement Arthur « Big Boy » Crudup durant la décennie suivante, le dernier bluesman qui obtint une popularité internationale sans accompagnement ». Enfin, Alan Lomax, dans The Land Where the Blues Began (Pantheon, 1993), donne un autre témoignage précieux lors d’une visite dans le Delta, quelque part dans une cabane en bois : « Le rythme venait des pieds qui traînaient des couples de danseurs, collés l’un à l’autre, ventre contre ventre, cuisse contre cuisse, leurs bras enroulés autour du cou de leur partenaire. Ils se déhanchaient en frottant leurs hanches, toujours en traînant des pieds sur le sol, dans une danse appelée slow drag. (…) Lentement, les genoux pliés et les semelles des chaussures à plat sur le sol, ils faisaient glisser leurs pieds sur le sol en accentuant le contretemps, et toute la cabane vibrait comme un tambour. »
Voici comme toujours quelques liens vers des chansons en écoute.
– Give me that old low drag en 1922 par Trixie Smith.
– Slow drag en 1929 par Charles « Cow Cow » Davenport.
– Slow drag blues en 1948 par Jay McShann.
– Dance 111 – Ring shout, petit reportage sur le ring shout. Ancêtre de la slow drag…
– Plantation dance ring shout par les Georgia Geechee Gullah Ring Shouters.
– The slow drag blues en 1973 par Sam Maddie.
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