Il est parfois difficile, hasardeux et peut-être même vain de chercher à tout prix à dater précisément la première trace enregistrée d’un style musical. Le zydeco n’y échappe pas. D’aucuns parlent dès lors d’un précurseur comme le génial Amédé Ardoin, actif sur disque dès la fin des années 1920, dont la musique certes avant-gardiste relevait davantage du « cajun créole », même si plusieurs de ses chansons seront ensuite interprétées par des artistes de zydeco. D’autres mettent en avant le rôle de Clarence Garlow avec son inoubliable Bon ton roula en 1949, teinté de blues, de R&B et de rumba, qui connut un beau succès. Mais beaucoup considèrent que nous devons le premier morceau de zydeco « moderne » à Wilson Anthony « Boozoo » Chavis quand il enregistra son fameux Paper in my shoe en 1954 (la même année, un certain Clifton Chenier fait également ses débuts discographiques). Il se trouve que Classie Ballou appartenait alors au groupe de Chavis, nous le verrons plus loin.
Classie Ballou nous a malheureusement quittés avant-hier mercredi 27 juillet 2022 à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Ce futur chanteur, guitariste et compositeur naît le 21 août 1937 à Elton, Louisiane. Comme il l’explique dans le numéro 237 de Living Blues (juin 2015), son père s’occupe d’une exploitation agricole : « Il avait acheté une vingtaine d’hectares de terre sur laquelle il cultivait du coton, du maïs, des choux, et il avait des chevaux. Il avait des mules, des canards, des lapins. À part des serpents, il élevait à peu près de tout (rires). Il a tout fait lui-même. Je reconnais le mérite de mes parents. Ils m’ont aussi envoyé à l’école. Je devais marcher tous les jours sept ou huit kilomètres pour prendre le bus. » Il s’essaie un temps au frottoir mais semble peu doué, et un oncle l’encourage à envisager plutôt la guitare, qu’il découvre à dix ou onze ans.
Peu après, la famille s’installe à Lake Charles où son père crée cette fois une entreprise dans le bâtiment. Le jeune Classie se perfectionne d’abord seul en jouant dans son salon puis en écoutant des disques. Vers quinze ans, il fait la connaissance d’un musicien plus âgé que lui, un batteur du nom de Kee-Dee, qui lui permet de commencer à se produire dans des clubs de la ville. Il décide alors de former un groupe, Classie Ballou and the Tempo Kings, qui comptera ponctuellement en son sein la chanteuse Carol Fran et son premier mari, le saxophoniste Robert Francois. En 1954, alors que Ballou a seulement dix-sept ans, le guitariste et producteur Eddie Shuler (fondateur du label Goldband) invite son groupe à enregistrer avec le chanteur et accordéoniste de zydeco Boozoo Chavis pour une séance rocambolesque. Ballou et ses musiciens ne connaissent rien au zydeco (ils font du R&B et du rock inspiré de Fats Domino et de Little Richard), et Chavis n’est pas très bien disposé. Mais après quelques verres de whiskey, Chavis se détend et l’enregistrement de la première chanson débute. Au milieu du morceau, alors que le groupe le suit comme il peut, Ballou tombe de sa chaise ! Tout en maintenant son instrument à bout de bras, il ne cesse de jouer sans faire une fausse note… Ainsi naît Paper in my shoe, le très probable premier zydeco moderne de l’histoire !
Après quelques singles en 1956 et 1957 pour Goldband, Excello, Nasco et Moonglow, Classie Ballou part l’année suivante pour le Texas, d’abord à Dallas. Il tourne alors abondamment dans les formations d’artistes importants comme Big Joe Turner et Rosco Gordon, puis joue aussi du jazz, un genre qu’il affectionne. Plus tard, il côtoie B.B. King, Bobby Bland, Lazy Lester, Floyd Dixon, Fenton Robinson, tourne avec Ike et Tina Turner. En 1963, avec sa femme Mildred, il s’installe à Waco, Texas, une ville qu’il ne quittera plus. Car Herbert Walker, qui gère le Walker’s Auditorium, lui propose de devenir avec son groupe le house band du club. Notamment soucieux de se fixer pour élever ses enfants, il accepte d’autant plus volontiers qu’il est très bien payé et qu’il peut continuer à se produire en d’autres lieux. Ballou, qui déclara sans cesse qu’il voulait uniquement faire de la musique à plein temps, est donc comblé.
Mais dès lors, il enregistre peu, et son premier album, « All Night Man – Zydeco Blues From South Louisiana » (Krazy Cat) ne sort qu’en 1986. Il en réalisera deux autres pour Yeah Baby Records, « Confusion » en 2010 et « Pickin’-N-A Grinin’ » en 2012. Classie Ballou était relativement méconnu en Europe, même si des gens de très bon goût eurent la bonne idée de l’inviter, ainsi au festival Musiques de La Nouvelle-Orléans en Périgord à Périgueux en 2003. D’ailleurs, l’année suivante, un disque intitulé « Live From Europe – Recorded Live in Périgueux, France » est sorti, mais j’ai du mal à croire qu’il soit officiel. Si vous avez des informations à ce sujet, elles sont les bienvenues ! Quoi qu’il en soit, Classie Ballou, très respecté en Louisiane et au Texas (la ville de Waco a acté en 2019 que le 18 juin serait désormais le Classie Ballou Day), laissera une belle empreinte dans l’histoire de la musique de cette région. Il le doit à sa précocité comme à son talent naturel, mais sans doute plus encore à une étonnante capacité d’adaptation à différents styles allant du blues au R&B en passant par le zydeco et le jazz. Un artiste, un vrai, dont les enfants seront tous musiciens émérites.
Voici maintenant quelques liens vers des chansons mettant en scène Classie Ballou.
– Inévitablement, la version originale en 1954 de Paper in my shoe par Boozoo Chavis avec le groupe de Classie Ballou, dont c’est aussi la première apparition sur disque.
– En 1956, rappelons qu’il n’a alors que dix-neuf ans, Ballou signe chez Goldband un titre très cuivré qui prouve déjà tout son éclectisme, Loving huggin’ kissin’ my baby. Une claque !
– Le superbe instrumental Hey ! Pardner aux airs de rumba, gravé en 1957 pour Excello.
– Toujours en 1957, l’irrésistible Crazy mambo chez Nasco, dont le groove imparable nous rappelle que Ballou fréquenta aussi Bo Diddley !
– Morceau éponyme qui ouvre son premier album de 1986, All night man, qui prouve aussi qu’il maîtrisait le Swamp Blues.
– Le rock ‘n’ roll était aussi son truc de temps à autre, comme le démontre cette lecture bien envoyée de Johnny B. Goode en 2010.
– Ballou a toujours été très fort en termes de rumba aux accents jazzy, il le démontre ici sur Tequila lors d’une prestation non datée mais sans doute assez récente. J’ai de bonnes raisons de croire que ses accompagnateurs sont tous ses enfants !
– Visiblement issu du même concert, du zydeco festif comme on l’aime avec son petit-fils Cedryl en leader, qui a également son propre groupe les Zydeco Trendsetters, sur Let’s dance.
Les derniers commentaires