Au XVIIIe siècle, bien avant l’abolition de l’esclavage en 1865, les esclaves des plantations des États du Sud créèrent un « langage » basé sur les field hollers (littéralement : cris des champs), dont l’origine reste difficile à établir. Selon l’historien Paul Oliver, auteur d’ouvrages référents (Blues Fell This Morning: The Meaning Of The Blues, Conversation with the Blues, Screening the Blues: Aspects of the Blues Tradition, The Story of the Blues…), leurs racines sont nord-américaines : et de citer les termes hallo et halloo, utilisés pour inciter les chiens à faire fuir les intrus ou les rappeler après la chasse… Selon d’autres spécialistes, différentes formes de field hollers existaient, qui n’étaient pas plus représentés dans le Mississippi, berceau du blues, que dans les États de la Côte Est et même dans les Appalaches.
Les cris de terrain (je préfère cette formule en français) virent en outre le jour autant dans les plantations de canne à sucre, de riz et de maïs, mais pas seulement de coton, culture largement dominante dans le Mississippi. On en trouve trace dans certains chantiers de construction, en particulier des digues. Ces field hollers relevaient souvent de la complainte et s’assimilaient à de longs appels mélancoliques. Œuvre d’interprètes solitaires, on les confond trop souvent avec les work songs (chants de travail) qui les ont précédés, déclamés en groupe par un « leader » qui lançait une phrase reprise par les autres (le call-and-response). Mais nous aurons bien sûr l’occasion de revenir prochainement sur les work songs. Les textes des field hollers étaient souvent tristes et décrivaient les difficiles conditions des travaux agricoles pour les esclaves ou les sévices qui leur étaient infligés. Ils pouvaient aussi faire office de codes pour communiquer sans que les propriétaires blancs comprennent.
On doit la première relation écrite sur un field holler à Frederick Law Olmsted (1822-1903), architecte mais également journaliste expert en sociologie, qui en livra cette définition en 1853 : « Un long et puissant cri mélodieux, qui s’élève avant de s’achever en falsetto. » Compte tenu de ces caractéristiques, de l’interprétation mais surtout des paroles, la plupart des spécialistes estiment que les field hollers ont généré le blues, ainsi que nombre des premières musiques populaires afro-américaines, des spirituals au jazz en passant par les spectacles itinérants (minstrel shows, tent shows…), le vaudeville, les jug bands, les string bands, le jazz… Avec la ségrégation, ils favoriseront l’émergence de courants rattachés comme les chain gangs et les prison songs. Mais les premiers field hollers seront paradoxalement enregistrés après ces courants, dans les années 1930 et surtout 1940, par des ethnomusicologues détachés par la Bibliothèque du Congrès et de grandes universités. Cependant, quelques bluesmen graveront dès les années 1920 des faces rappelant beaucoup les field hollers, dont l’harmoniciste-chanteur Burl C. « Jaybird » Coleman (1896-1950) et le guitariste-chanteur Alger « Texas » Alexander (1900-1954). C’est d’ailleurs ce dernier que je vous invite à écouter en 1927 avec Levee camp moan blues.
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