Ann Arbor Blues Festival, août 1970. © : Jeff Titon / Ann Arbor District Library.

Auteur d’une poignée d’albums au tournant des années 1960 et 1970, ce chanteur-pianiste (guitariste à ses débuts) est aujourd’hui largement négligé des amateurs. Pourtant, après un apprentissage auprès de Big Joe Williams, il côtoya dans les années 1940 Willie Mabon, Sonny Boy Williamson II, Little Walter… Dans la première moitié des fifties, il devint l’accompagnateur de bluesmen notables sur leurs premiers enregistrements en plein âge d’or du blues moderne à Chicago ! Puis son parcours suivra d’étranges méandres, passant par le folk blues, le théâtre et la radio, sans toutefois abandonner le blues moderne, en particulier à Minneapolis, Minnesota, où il vécut ses dernières années. On se perd dans la discographie complexe de cet artiste mais c’est un vrai plaisir de s’arrêter sur sa carrière…

Lazy Bill Lucas, Johnny Swanns, « Miss Hi-Fi », Jo Jo Williams, vers 1955. © : Courtesy Jo Jo Williams / Stefan Wirz.

Il naît Willard (William sur certains documents d’état civil) Lucas le 29 mai 1918 près de Wynne, une ville du nord-est de l’Arkansas à une cinquantaine de kilomètres de Memphis. Déclaré très jeune légalement aveugle, il suit sa famille à Advance, Missouri, et découvre la guitare à douze ans, dans des conditions singulières qu’il raconte dans une interview parue dans le numéro 60 de Blues Unlimited (mars 1969) : « Mon père m’a offert une guitare en 1930, je m’en souviens très bien, comme si c’était hier, il l’a échangée contre un cochon. Le type voulait sept dollars, nous n’avions pas d’argent mais nous avions beaucoup de cochons. » Ses parents étaient en effet fermiers et pauvres. Ce qui n’a pas empêché son père, décidément très sensible à la musique, d’acheter deux ans plus tard pour Noël un piano (pour 30 dollars, mais l’interview ne précise pas si des cochons furent cette fois encore mis dans la balance…), et le jeune Willard commença à jouer sans attendre.

© : Stefan Wirz.

Mais quand sa famille déménage cette fois à Cape Girardeau, toujours dans le Missouri, en 1936, le piano ne peut suivre, à son grand dam. À l’époque, Willard a déjà entendu du blues mais il s’intéresse plus à la country et au hillbilly et joue dans les rues en s’accompagnant à la guitare dans ces styles, car malgré la ségrégation il a plus de succès auprès du public blanc ! Mais tout change en 1940 avec un nouveau déplacement de sa famille qui part cette fois pour Saint-Louis. Il rencontre et accompagne alors Big Joe Williams, ce qui suffit pour le convertir au blues. Dès l’année suivante, il se retrouve à Chicago et se fait progressivement une place sur la scène de la ville, en accompagnant sur Maxwell Street Sonny Boy Williamson II et un très jeune Little Walter, avant de former en 1946 un groupe avec Willie Mabon. En 1948, il se produit aussi avec Homesick James et décide au même moment, ou peut-être un peu plus tard, de se remettre au piano car la concurrence entre guitaristes est particulièrement rude.

© : Chicago Reader.

En tout cas, le 12 juin 1952, il apparaît bien pour la première fois sur disque, et au piano, sur un single avec James Williamson and His Trio (avec Alfred Elkins à la basse) du label Chance. Ce James Williamson n’est autre que Homesick James, et il s’agit de ses premiers enregistrements ! Outre ces deux chansons, onze autres (dont des prises alternées) sont gravées le même jour, mais elles seront éditées bien des années plus tard par différents labels. Le 23 janvier 1953, le même trio s’enrichit de Johnny Shines pour un nouveau single Chance, avec là encore trois autres plages qui ne sortiront que plus tard. Ensuite, cela se complique un peu et il faut suivre… Peu après, le 31 janvier 1953, il joue du piano sur les six uniques faces (pour J.O.B., dont quatre inédites à l’origine) du chanteur-guitariste Little Hudson Shower. Toujours en 1953 mais sans plus de précision, Lucas est présent sur un single Parrot de Snooky Pryor, avec lequel il grave le 11 août de la même année cinq autres chansons, mais cette fois pour Chance, là encore inédites au moment de leur réalisation…

© : Stefan Wirz.

Je ne vous ai pas caché plus haut que la discographie de Lucas était difficile à reconstituer, mais nous avons fait le plus dur… Car le 29 octobre 1953, Lucas grave enfin ses premières faces (toujours pour Chance) sous son nom, du moins sous le nom de Lazy Bill and His Blue Rhythms, qui comprennent en leur sein, outre Lucas au chant et au piano, Elga Edmonds à la batterie, mais aussi à la guitare Louis Myers des Aces ! Une fois de plus, faute de moyens, Chance enregistre trois chansons qui restent inédites à l’origine. Entre 1954 et 1957, Lazy Bill Lucas, il convient désormais de l’appeler ainsi, signe d’autres singles avec des bluesmen notables de Chicago dont Floyd Jones, Little Willy Foster, Eddie Taylor, Jo Jo Williams, Willie Dixon… Et en 1958, il figure sur un single Atomic (pas de panique, c’est le nom du label) de Clear Waters and His Band, derrière lequel se cache Eddy Clearwater, pour lequel il s’agit aussi de ses premiers enregistrements !

À Minneapolis en 1969. © : Eatonland / Wikipedia.

Après cela, Lucas retrouve sur disques d’anciens compagnons dont Jo Jo Williams et Dave Myers, mais aussi des nouveaux dont George « Mojo » Buford (1959) et Hound Dog Taylor (1962). Mais, malgré son impressionnant CV, Lucas peine à trouver de nouveaux engagements à Chicago. Dès lors, en août 1964, quand son ami George « Mojo » Buford l’invite pour quelques concerts à Minneapolis, il décide de s’y installer en espérant s’imposer sur une scène moins concurrentielle. Un choix qui ne paie pas immédiatement, surtout que Lucas s’essaie sans grand succès au folk blues lors du Blues Revival. Il est toutefois récompensé en 1969 et 1970 par deux albums, « Lazy Bill » et « Lazy Bill & His Friends » (avec Jo Jo Williams et George « Mojo » Buford), sortis chez Wild, un label… français !

© : Jeff Titon / University of Illinois Press / Stefan Wirz.

En 1970, Lucas apparaît dans la pièce de théâtre Dat Feelin’ scénarisée par l’activiste des droits civiques Milton Williams. Entre 1971 et 1973, il enregistre plusieurs chansons qui font l’objet en 1974 d’un troisième album, en l’occurrence chez Philo, simplement intitulé « Lazy Bill Lucas ». À partir de 1979, il anime sa propre émission de radio pour KFAI à Minneapolis, où il s’éteint le 11 décembre 1982 à l’âge de soixante-quatre ans. Certes, Lazy Bill Lucas ne fut pas le meilleur chanteur de l’histoire du blues (sa voix manquait de puissance) et il se contenta souvent de reprendre des classiques, mais son jeu de piano impeccable fut à l’origine des brillantes carrières de grands bluesmen de Chicago qui lui doivent beaucoup.

© : Amazon.

Voici comme de coutume quelques chansons en écoute.
Farmers blues en 1952 par James Williamson and His Trio avec Lazy Bill Lucas.
Rough treatment en 1953 par Little Hudson and His Red Devil Trio avec Lazy Bill Lucas.
She got me walkin’ en 1953 par Lazy Bill and His Blue Rhythms.
Falling rain blues en 1955 par Little Willy Foster avec Lazy Bill Lucas.
Boogie woogie baby en 1958 par Clear Waters and His Band.
Set a date en 1962 par Homesick James avec Hound Dog Taylor et Lazy Bill Lucas.
I lost my appetite en 1969 par Lazy Bill Lucas.
Johnnie Mae en 1970 par Lazy Bill Lucas.

Ann Arbor Blues Festival, août 1970. © : Willa Davis Fine Art Photography.