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Son invention débridée sur l’instrument aurait pu faire de « Papa George » Lightfoot un des harmonicistes majeurs de l’histoire du blues. Malheureusement, son incapacité à gérer sa carrière et sa mort prématurée nous priveront d’une œuvre plus conséquente de la part de cet artiste, qui nous laisse toutefois quelques « tours de force » mémorables. Il naît Alexander Donaldson Lightfoot le 2 mars 1924 à Natchez, une ville à l’extrême sud-est du Mississippi séparée de la Louisiane par le fleuve. Selon Steve LaVere dans le numéro 68 de Blues Unlimited, il apprend seul l’harmonica qu’il enseigne même à des enfants blancs à l’école, ce qui était évidemment très rare pour un jeune afro-américain dans cette région la plus ségréguée du pays. Sans raison apparente, sa mère le surnomme George et tout le monde ou presque à Natchez ignore qu’il se prénomme en réalité Alexander !

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Un peu plus tard, à l’adolescence, il traîne un peu partout un chariot de marchand de glaces qu’il a toutefois aménagé pour d’autres usages (LaVere) : « J’avais un lavabo à l’arrière avec de la lessive et d’autres produits de nettoyage. » Nous n’en savons pas plus sur ces premières années, mais sans chercher à spéculer, on peut imaginer qu’il se produisait également dans les rues, lors de soirées, dans des clubs locaux… Progressivement, il apparaît en des lieux de plus en plus éloignés de sa ville natale lors de pérégrinations dans la seconde moitié des années 1940 qui le conduisent jusqu’à La Nouvelle-Orléans. Lightfoot est alors un musicien accompli, au point d’attirer l’attention du label Peacock pour accompagner en 1949 The Gondoliers, groupe de R&B de La Nouvelle-Orléans qui comprend, outre Papa Lightfoot, Edgar Blanchard (guitare), Tommy Ridgley (piano) et John « Silver » Cooks (chant, batterie). Le single, Mr. Ticket agent/Coming back home, est en fait crédité à Silver Cooks, le macaron du disque indiquant « Music by The Gondoliers ».

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Sur ces morceaux initiaux qui relèvent d’ailleurs franchement du blues, Lightfoot utilise sur ses solos l’amplification électrique à l’harmonica, une pratique encore peu répandue à l’époque. Lors de cette session, deux autres faces sont gravées avec le même personnel mais elles restent inédites. Toujours en 1949 chez Peacock, mais cette fois sous le nom du seul Edgar Blanchard, les mêmes artistes réalisent un autre single, She’ll be mine after awhile/Creole gal blues, mais Lightfoot joue seulement sur la deuxième chanson. Une intervention néanmoins débridée qui en annonce d’autres… Avec son approche très rurale, il apparaît toutefois un peu « décalé » avec la musique plus sophistiquée de Blanchard et consorts, mais ces enregistrements ne manquent pas d’intérêt. L’année suivante, un premier single cette fois sous le nom de Papa George voit le jour, Winding ball mama/Snake hipping daddy. Mais il est quasi introuvable et un seul exemplaire aurait subsisté, propriété de l’incontournable collectionneur John Tefteller.

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Lightfoot retrouve les studios le 19 novembre 1952 pour le label Aladdin. Il est toujours entouré des Gondoliers mais les quatre faces alors enregistrées sont créditées à « Papa Lightfoot, his harmonica and his orchestra » ! Elles se démarquent des faces Peacock de 1949 par leur intensité et une formation désormais plus soudée. Un an plus tard, le 30 novembre 1953, il apparaît chez King sur trois morceaux de Jack Dupree (c’est bien Champion…), certes de qualité mais sur lesquels son harmonica est plus en retrait. Le 17 avril 1954, Papa Lightfoot est l’acteur pour Imperial d’une session fameuse qui va faire date bien qu’elle compte seulement quatre chansons (avec des accompagnateurs non identifiés !) : Wine, women, whiskey, Mean ol’ train, When the saints go marching in et Jump the boogie. Dès le premier titre, Lightfoot sa marque avec sa voix rocailleuse qui passe par le même micro que son harmonica hyper saturé, instrument sur lequel il fait preuve d’une impensable invention. Bien des superlatifs ont été employés pour qualifier ces enregistrements (nombre de spécialistes situent ses solos d’harmonica parmi les meilleurs de l’histoire du blues), mais je ne peux m’empêcher de penser à Pat Hare, dont le jeu de guitare avant-gardiste fit le même effet à peu près à la même époque. En tout cas, c’est « la patte » Lightfoot, « le son » Lightfoot, incomparable.

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Lightfoot tourne avec de grandes figures dont Dinah Washington et Fats Domino, signe le 22 février 1955 chez Savoy six faces dont seulement deux sont éditées et figure en 1956 dans un film de Jack Davis, Spooky Loot, dont il ne reste visiblement aucune trace. Malgré son immense talent, et sans doute du fait de ses multiples changements de labels, le bluesman a bien du mal à donner de la cohérence à sa carrière. Et sans surprise, en outre déçu par le système, il disparaît progressivement de la scène, même s’il anime une émission de radio à Natchez, dans laquelle il chante, joue de l’harmonica, du washboard et des percussions. En 1969, près de quinze ans après ses dernières faces, il est convaincu par le journaliste, historien et producteur Steve LaVere d’enregistrer le 21 juillet 1969 un album complet pour le label Vault, « Natchez Trace ». Entouré de musiciens qu’il ne connaît pas, il parvient à réaliser un disque de très bonne facture sur lequel il démontre un talent intact, avec ses caractéristiques singulières évoquées plus haut. On s’attendait alors qu’il donne un nouvel élan à sa carrière (il participe au festival d’Ann Arbor en 1970), mais le 28 novembre 1971, il décède à seulement quarante-sept ans suite à des problèmes respiratoires qui provoquent un arrêt cardiaque.

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Voici maintenant douze chansons en écoute.
Mr. Ticket agent en 1949 par Silver Cooks & the Gondoliers.
Coming back home en 1949 par Silver Cooks & the Gondoliers.
Creole gal blues en 1949 par Edgar Blanchard & the Gondoliers.
After-while en 1952 par Papa Lightfoot, his harmonica and his Orchestra.
P.L. blues en 1952 par Papa Lightfoot, his harmonica and his Orchestra.
Jumpin’ with Jarvis en 1952 par Papa Lightfoot, his harmonica and his Orchestra.
Camille en 1953 par Jack Dupree.
Wine, women, whiskey en 1954 par Papa Lightfoot.
Mean old train en 1954 par Papa Lightfoot.
When the saints go marching in en 1954 par Papa Lightfoot.
Goin’ down that muddy road en 1969 par Papa George Lightfoot.

Howlin’ Wolf et Papa George Lightfoot bien entourés, Ann Arbor Blues Festival, 1970. © : Steve LaVere / Stefan Wirz.