Formé à « l’école » de Robert Lockwood Jr. qu’il accompagna dès l’adolescence en plein apogée de l’âge d’or du blues moderne au milieu des années 1950, Tucker s’imposa rapidement parmi les guitaristes les plus fins de son époque. Il se distingua notamment pour son jeu rythmique, un peu à l’instar d’un Jimmy Rogers (mon article dans le numéro 257 de Soul Bag actuellement en vente), avec une approche toutefois plus jazzy, ce qui lui valut d’enregistrer avec les plus grands, dont, outre Lockwood et Rogers déjà cités, Little Walter, Sonny Boy Williamson II, Muddy Waters, Willie Dixon et Fred Below pour s’en tenir aux seules fifties. Luther Tucker naît le 20 janvier 1936 à Memphis, Tennessee, d’un père menuisier et d’une mère guitariste et pianiste de boogie-woogie, et la famille s’installe dans le South Side de Chicago entre 1943 et 1945 selon les sources.
Au même moment, son père lui fabrique un premier instrument s’assimilant à une guitare. Mais sa mère, pour éviter que son fils cède à des fréquentations douteuses dans cette partie peu sûre de la Windy City, lui achète finalement une vraie guitare « de marque » (Sears Silvertone), et lui présente deux maîtres de la scène blues qui ne sont autres que Big Bill Broonzy et Robert Lockwood Jr. ! Au contact de ce dernier, son aîné de vingt et un ans qui devient son mentor, Tucker progresse vite et côtoie aussi J.T. Brown, le saxophoniste d’Elmore James. À partir de 1952, il commence à se produire régulièrement avec Lockwood, qui se porte garant pour lui ouvrir les portes des clubs alors qu’il a seulement seize ans.
Puis les événements s’accélèrent. Deux ans plus tard, le chanteur-harmoniciste Little Walter, en plein renouvellement de son propre groupe, fait appel à Lockwood et Tucker aux guitares, auxquels s’ajoute une section rythmique royale composée de Willie Dixon à la contrebasse et Fred Below à la batterie. Ainsi, aux côtés de ces artistes tous bien plus expérimentés que lui, Luther Tucker apparaît pour la première fois sur disque à dix-huit ans le 5 octobre 1954. De surcroît, les deux chansons qui figurent sur le single alors enregistré chez Checker, une filiale de Chess, Last night et Mellow down easy, s’inscriront ensuite parmi les classiques du blues. Tucker travaillera finalement pendant sept ans aux côtés de Walter, lors de multiples concerts tout en gravant des faces en sa compagnie jusqu’en 1960.
Parallèlement, de 1955 à 1958, Tucker accompagne également un autre chanteur-harmoniciste, Sonny Boy Williamson II, signant avec lui d’autres standards dont Keep it to yourself et Ninety nine. À partir de 1958, Tucker joue sur quelques faces de Muddy Waters, et là encore sur des chansons passées à la postérité, dont She’s nineteen years old, Walking thru the park et Five long years. Sur cette dernière réalisée en 1963, on note la présence d’un autre immense chanteur-harmoniciste, James Cotton, auquel Tucker est en fait associé depuis 1960. Alors que le blues moderne de Chicago se durcit et s’écarte de plus en plus de ses origines terriennes du Delta au profit du West Side Sound, Luther Tucker fait partie des guitaristes les plus demandés de la ville et collabore un temps avec Otis Rush et Snooky Pryor.
Mais après avoir longtemps tourné dans le monde entier avec James Cotton, il se fixe en Californie en 1973, où il fait là encore le bonheur des bluesmen d’une scène en pleine effervescence, de Robben Ford à Elvin Bishop en passant par John Lee Hooker. Il forme aussi son propre groupe, ce dont profitent bien des bluesmen de passage dans la région, dont Freddie Robinson, Freddie King et Jimmy Reed. En 1988, il retrouve son vieux complice James Cotton le temps d’un disque en commun chez Antone’s, « Recorded Live at Antone’s Night Club », uniquement constitué de reprises. Mais comme bien des artistes longtemps cantonnés au rôle d’accompagnateur, Tucker ne sort rien sous son nom. Il doit attendre 1990 pour enregistrer son premier album complet chez Antone’s, « Sad Hours », avec parmi les intervenants Kim Wilson (harmonica), Reese Wynans (orgue), Mark « Kaz » Kazanoff (saxophone), Russell Jackson (basse) et Tony Coleman (batterie). Dans un style résolument moderne et souvent funky qui emprunte au Texas et à la Californie, il signe là un disque très remarqué (même si sa voix voilée manquait un peu d’ampleur), qui paraît toutefois à titre posthume en 1994. Car Luther Tucker avait quitté ce monde quelques mois plus tôt, le 18 juin 1993 à cinquante-sept ans, terrassé par une crise cardiaque.
On ne saura donc jamais si ce disque lui aurait permis de réellement lancer la carrière personnelle que son talent méritait pourtant. Pour être complet, citons un autre album enregistré en avril et mai 1993 (sorti chez Crosscut également à titre posthume en 1995), partagé avec Patrick Ford, « Blue Rock It », consistant mais un peu moins réussi que le précédent. Je vous propose d’illustrer cet article avec dix chansons en écoute.
– Last night en 1954 par Little Walter. Le tout premier enregistrement auquel Tucker a pris part.
– Keep it to yourself en 1956 par Sonny Boy Williamson II.
– Just a feeling en 1956 par Little Walter.
– Ninety nine en 1957 par Sonny Boy Williamson II.
– She’s nineteen years old en 1958 par Muddy Waters.
– Crazy mixed up world en 1959 par Little Walter.
– Five long years en 1963 par Muddy Waters.
– Can’t live without it en 1990 par Luther Tucker.
– Keep on drinking en 1990 par Luther Tucker.
– Sad and lonely en 1993 par Luther Tucker.
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