Le 30 mai 1867, le journal The Nation, fondé deux ans plus tôt à New York par des abolitionnistes (toujours en activité, c’est le plus ancien hebdomadaire des États-Unis) publie un article qui décrit le shout. Il s’agit de cérémonies religieuses durant lesquelles les esclaves dansaient et chantaient des spirituals selon un rituel bien établi : « Le vrai shout se déroule (…) dans une praise house ou une cabane qui sert pour un office religieux. (…) Une fois la cérémonie religieuse « ordinaire » achevée, les bancs sont poussés contre les murs et tout le monde – jeunes et vieux, hommes et femmes (…), gamins en haillons, filles aux pieds nus – se lève et se met au centre. Et quand le « sperichil » (spiritual) démarre, tous commencent par marcher puis à se déplacer, les uns après les autres, jusqu’à former un cercle. (…) Ils dansent parfois en silence, ils chantent parfois le refrain du spiritual tout en marchant ; (…) Mais le plus souvent, un groupe composé des meilleurs chanteurs et shouters se place d’un côté de la pièce et « commande » l’ensemble, en chantant les couplets tout en tapant des mains ou en se frappant les genoux. Ces chants et ces danses sont pleins d’énergie, et souvent, si le shout dure jusqu’au milieu de la nuit, le bruit sourd des pieds des danseurs empêche de dormir quiconque habite dans un rayon d’un demi-mile autour de la praise house. »
Il s’agit de la première trace écrite aussi précise d’une cérémonie religieuse autour de spirituals. Et pour cause, l’esclavage ayant seulement été aboli deux ans plus tôt, relater de telles scènes avant 1865 était quasiment impossible. Et cette année 1867 est décidément très importante dans l’histoire des spirituals, car elle voit la publication par William Francis Allen, Charles Pickard Ware et Lucy McKim Garrison de Slave songs of the United States (A. Simpson & Co.). Conçu par trois abolitionnistes, ce recueil de 136 chansons, bien sûr le premier du genre, a fait l’objet d’un grand nombre de rééditions et continue de faire autorité de nos jours. On y trouve les textes et partitions de works songs, slave songs et donc spirituals. Un ouvrage qui permet de mesurer l’influence de ces chants sur les musiques afro-américaines, d’abord le gospel et le blues, puis sur les styles qui en découleront.
Mais l’histoire des spirituals, composés à l’époque de l’esclavage, est évidemment bien plus ancienne et nous ramène au XVIIe siècle. Je ne peux certes la relater ici dans le détail, d’autant que la bibliographie sur le sujet est très fournie, mais en actionnant la machine à remonter le temps, je vous propose d’en évoquer quelques grandes lignes en m’appuyant sur des repères… Concernant le contexte, dès leur arrivée sur le sol des futurs États-Unis durant la première du XVIIe siècle, privés de tout, les esclaves ne sont pas seulement acculturés mais réellement déculturés. Convertis malgré eux au christianisme, il trouvent rapidement refuge dans la pratique du culte. En ces temps lointains, ils ne se rassemblent pas encore dans de véritables églises ou congrégations, mais par leur propriétaires blancs, ils accèdent à des scènes décrites dans la Bible qui nourriront leurs premiers chants.
On ne parle d’ailleurs pas encore de spirituals mais de psaumes, d’hymnes. Et nous pouvons ainsi imaginer que des esclaves s’inspirèrent de The vvhole booke of Psalmes faithfully translated into English metre. Également titré Bay Psalm Book, il s’agit tout simplement du premier livre paru dans les colonies anglaises (qui deviendront les premiers États américains), en… 1640 ! Ce livre de 265 pages est disponible intégralement en ligne (et téléchargeable gratuitement) à cette adresse sur le site de la Bibliothèque du Congrès, mais il faut lire l’anglais de l’époque, ce qui n’est d’ailleurs pas insurmontable si vous maîtrisez la langue. Mais ce document fondateur est bien, certes indirectement, au départ des traditions musicales afro-américaines. Car la lecture des psaumes ne laisse pas de place au doute, on retrouve des formules, presque mot pour mot, présentes dans des spirituals.
En 1676-1677, la Virginie (où accosta en 1619 le premier navire avec des esclaves venus d’Afrique, mon article du 21 août 2019) est le théâtre de la rébellion de Bacon, du nom de Nathaniel Bacon, un riche colon blanc, qui s’oppose d’abord aux Amérindiens puis à des esclaves noirs venus soutenir les natifs. Entre autres répressions, les Blancs interdisent aux Noirs d’interpréter un chant qui dit : « Let us praise Gawd togedder on our knees / When ah falls on mah knees / Wid mah face to de risin’ sun / Oh, Lawd, hab mercy on me. » C’est de l’ancien anglais mais ça donne : Mettons-nous ensemble à genoux pour prier Dieu / Quand je tombe à genoux / Mon visage face au soleil levant / Oh seigneur aies pitié de moi. » Ce sont bien les paroles du spiritual Let us break bread together, « Let us praise Gawd togedder » étant devenu au fil du temps « Let us break bread together ». Pour les Blancs, il s’agit surtout d’un code dont les esclaves se servent lors de réunions afin de se révolter, et qu’il faut donc proscrire. En tout cas, cet événement démontre surtout qu’une forme de chants préfigurant les spirituals existait déjà bien avant la fin du XVIIe siècle.
Mais nous savons aussi que ces chants d’inspiration religieuse sont également interprétés par les esclaves qui travaillent sur les immenses exploitations des Blancs, les célèbres plantations. Ce sont les slave songs, les work songs et mêmes les field hollers (mon article du 2 octobre 2021), encore une fois ces courants dont la transmission permettra la conception du blues et du gospel. Au cours du XVIIIe siècle, avec aussi l’apparition des premières églises noires dans les années 1770, la publication de recueils de psaumes va crescendo et les spirituals peuvent se développer dans des lieux de culte mieux structurés. Autre date importante, l’année 1801, qui voit la sortie de A Collection of Hymns and Spiritual Songs Selected From Various Authors, premier ouvrage du genre dirigé par un ancien esclave, Richard Allen, également fondateur de l’African Methodist Episcopal Church. Le recueil devient vite une référence pour les Noirs, et comme l’écrit Jean-Paul Levet dans « De Christophe Colomb à Barack Obama – Une chronologie des musiques afro-américaines – Tome I – 1492-1919 (CLARB/Soul Bag, 2015), « Cet ouvrage marque véritablement le début de l’américanisation des chants religieux apportés par les immigrants européens. »
Les spirituals vont ensuite connaître une sorte d’âge d’or (si on peut dire sachant que cela se déroule toujours durant l’esclavage) des années 1830 jusqu’à l’abolition en 1865. Leurs textes vont servir de codes pour les esclaves en fuite qui empruntent le fameux Underground Railroad, réseau clandestin qui permet de gagner les États du nord où l’esclavage n’a plus cours, que j’ai déjà évoqué dans plusieurs articles ici. Durant cette période, les plus célèbres spirituals, toujours interprétés de nos jours, voient le jour, dont Roll Jordan roll, Michael row the boat ashore, Go down Moses, Wade in the water, Down by the riverside, Follow the drinking gourd, Swing low sweet chariot, The gospel train… Nous voici donc revenus à cette année 1867 qui sert de base à cet article. Pour conclure, j’ajoute que les Fisk Jubilee Singers furent les premiers à faire des tournées avec des spirituals à leur répertoire à peu près à la même époque, en 1871. Enfin, on doit les premiers enregistrements (en 1890, mon article du 19 décembre 2018) de musique afro-américaine au Unique Quartette, une formation de… spirituals !
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