
En 2019 au King Biscuit Blues Festival. © : Wally Jarratt.
Parce que la musique ne l’occupa pas toujours à plein temps, Linsey Alexander s’est réellement fait connaître au-delà de la Windy City assez tardivement, dans les années 2010 avec des albums remarqués et en prenant part à des tournées qui passèrent par la France. Des prestations durant lesquelles il enthousiasmait avec sa voix puissante, expressive et même soulful, son jeu de guitare prenant et inventif (sur certains blues lents, son intensité rappelait Magic Slim et Son Seals), ses compositions aux textes humoristiques mais aussi très modernes, enfin cette décontraction propre aux bluesmen rompus aux clubs où la proximité et la communion avec le public sont essentielles. Car avant cela, Linsey Alexander, né dans le Mississippi et qui a grandi à Memphis, s’était forgé une solide expérience en écumant dès les années 1960 les clubs de Chicago, dans le South Side puis dans le North Side. Depuis deux ou trois ans, il connaissait des problèmes de santé et ne se produisait pratiquement plus. Il a donc tiré sa révérence le 22 février 2025 à quatre-vingt-deux ans, laissant orpheline la scène du blues à Chicago. Le 10 octobre 2015 à Lyon, comme je l’écrivais ici hier, il avait répondu chaleureusement à mes questions en vue d’un article publié l’année suivante dans le numéro 223 de Soul Bag. Cet article s’inspire évidemment de cette interview.

© : Amazon.
Linsey Alexander voit le jour le 23 juillet 1942 à Holly Springs, en plein cœur de la fameuse région des collines du nord du Mississippi et donc du Hill Country Blues, d’où viennent R.L. Burnside, Junior Kimbrough et Robert Belfour, les maîtres du genre, mais aussi les frères Jimmy et Syl Johnson, plus orientés soul blues. Son enfance est paisible mais également pauvre car ses parents sont métayers, et en plus ils ne travaillent pas au même endroit. Linsey m’avouera d’ailleurs qu’il ignorait si sa mère et son père étaient réellement mariés, bien que la fratrie compte trois autres enfants. Soucieuse d’échapper à sa condition, sa mère part d’ailleurs pour Memphis avec une sœur de Linsey, puis, quand il a douze ans, elle revient chercher Linsey. Très vite, celui-ci voit des musiciens sur Beale Street et écoute du blues, de la country et du rock ‘n’ roll à la radio.

En 2015 à Avignon avec Tibo Degraeuwe et Vincent Hugo. © : Profil Facebook de Tibo Degraeuwe.
Après la mort de sa mère en 1958, Linsey doit se débrouiller seul avec son frère aîné. Il joue au football américain et rencontre alors un certain Otis (il n’a visiblement retenu que son prénom) qui sera à l’origine de son parcours musical. Otis est en effet guitariste et lui apprend l’instrument et quelques chansons, plutôt dans une veine country et folk. Mais Linsey s’accroche (et décroche du foot !), d’autant qu’Otis lui laisse sa guitare la journée pour qu’il puisse progresser. Et puis, un jour, Otis ne revient pas et il n’en entend plus parler… D’abord influencé par Rosco Gordon et Chuck Berry, mais aussi par les groupes sur Beale Street même s’il est trop jeune pour accéder aux clubs, il s’essaie progressivement au chant. Mais il doit aussi travailler et exerce comme porteur pour une buanderie puis réparateur de vélos.

En 2015, préparation de l’interview avec Tibo Degraeuwe pour le documentaire « Born to Be a Bluesman ». © : Profil Facebook de Tibo Degraeuwe.
Son frère aîné le convainc de le suivre à Chicago l’année suivante, à moins que ce soit une fille ! En tout cas, Linsey dépose sa guitare (du moins, celle d’Otis) chez un préteur sur gages pour payer le voyage en bus avec son frère. Il fréquente les clubs du South Side, où il voit en chair et en os des bluesmen dont Howlin’ Wolf au Playhouse sur la 43e rue et Lefty Dizz sur la 39e, mais aussi des chanteurs comme McKinley Mitchell, Garland Green, Bobby Day et Otis Clay, dont la musique emprunte à la soul et au R&B. Alexander attend toutefois le milieu des années 1960 pour s’acheter aussi une nouvelle guitare et former son premier groupe avec un bassiste et un batteur, les Hot Tomatoes, qui participent chaque dimanche à un talent show dans un club appelé The Place sur la 63e rue. Pour ces concours, ils doivent se présenter avec une nouvelle chanson à chaque fois, dès lors la formation s’étoffe et prend le nom de The Equitable Blues Band.

En 2017© : Bradley Cook Photography.
Mais Alexander ne vit pas de la musique, et durant plusieurs années, il exerce en plus divers petits boulots : employé chez un vendeur de voitures, dans une station-service, cuisinier, aide-serveur dans un restaurant… Ce qui n’empêche pas son groupe de trouver de plus en plus d’engagements, en particulier au Launching Pad (75e rue et Stony Island), où il reste pendant huit ans. Un autre long bail d’une dizaine d’années attend ensuite Alexander à l’Archer et chez Red’s, cette fois sur la 35e rue. Au début des années 1980, il se stabilise en devenant policier au Chicago Police Department, même s’il sera longtemps confiné à des tâches administratives suite à une blessure en service sur laquelle il n’aimait pas s’étendre. Il prend finalement sa retraite en 2000, à l’âge de cinquante-huit ans, et la pension que lui verse la police lui permet désormais d’envisager de se consacrer exclusivement à la musique.

Linsey Alexander et Bobby Rush en 2018. © : Sandra King.
En outre, grâce à son expérience, Alexander est maintenant connu dans le milieu, et un agent lui ouvre les portes de trois clubs renommés du North Side, B.L.U.E.S., Blue Chicago et Kingston Mines, ce dernier devenant son « fief » durant plus de quinze ans. Le bluesman, qui se fait appeler « The Hoochie Man », décide alors d’enregistrer et réalise un premier EP 4-titres en 1998, « Blues ‘N More », suivis de trois albums, « Someone’s Cookin’ In My Kitchen » (2003), « My Days Are So Long » (2009) et « If You Ain’t Got It » (2010). Alexander vend ces disques autopubliés lors de ses concerts, mais faute de moyens, ils ne lui permettent pas d’élargir son audience au-delà de Chicago, même s’il joue avec les meilleurs, de Buddy Guy à B.B. King en passant par Magic Slim, Billy Branch, Mike Wheeler, Roosevelt Purifoy… Heureusement, lors d’un concert de Toronzo Cannon, il rencontre Steve Wagner, producteur et ingénieur du son chez Delmark. Après une audition, Wagner le met en relation avec Bob Koester, le patron du label, qui lui propose un contrat.

En 2019 au Chicago Blues Festival. © : Nanny Kajuiter.
Alexander change alors de dimension et sort à soixante-dix ans un premier album chez Delmark en 2012, « Been There Done That », qui est une réussite, tout comme les deux qui suivent, « Come Back Baby » en 2014 et « Two Cats » en 2017. Outre les qualités évoquées en préambule de cet article, le bluesman décline toute la richesse de sa musique, créative et instinctive, belle alchimie qui entretient ses racines sudistes tout en se nourrissant d’apports de la soul et ponctuellement du funk. Entre-temps, Alexander visite l’Europe dont France en 2013 dans le cadre de la tournée du Chicago Blues Festival, puis surtout deux ans plus tard : accompagné de l’excellent Gas Blues Band de Gaspard Ossikian, il est immortalisé lors de plusieurs concerts par Ti and Bo – Turning Image and Blues Organisation (Tibo Degraeuwe et Vincent Hugo), qui lui consacre également un volet de sa série documentaire « Born to Be a Bluesman », dont vous trouverez les liens plus bas. En 2020, Alexander signe son dernier album, son quatrième chez Delmark, « Live at Rosa’s » enregistré en public dans un de ces clubs qu’il aimait tant, et sur lequel il se montre à son avantage alors qu’il avait près de soixante-dix-huit ans. Affaibli par des problèmes de santé, Linsey Alexander n’apparaîtra plus sur scène après 2022, mais nul n’oubliera l’œuvre originale et consistante qu’il nous laisse.

© : Discogs.
Voici maintenant une sélection de chansons en écoute, d’albums, de vidéos et d’extraits de concerts.
– L’intégralité de son premier EP 4-titres en 1998, « Blues ‘N More ».
– L’intégralité de son premier album en 2003, « Someone’s Cookin’ In My Kitchen ».
– My mama gave me the blues en 2012.
– Can’t drink, can’t sleep, can’t eat en 2014.
– Reefer and blow en 2017.
– Booty call en 2015 à Péronnas.
– Ain’t no sunshine en 2015 à Avignon.
– Documentaire de la série « Born to Be a Bluesman » (2015).
– I got a woman en 2020.
– Concert « Live from Rosa’s Lounge » 2020, enregistré environ un mois après son dernier album chez Delmark.

© : Peter M. Hurley Photography / Living Blues.
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