© : Rick Collins / The Historical Marker Database.

Environ 130 kilomètres au sud de Jackson, la capitale de l’État, McComb est une ville moyenne du Mississippi de 12 000 habitants, tout près de la frontière louisianaise. Elle se trouve sur un axe essentiel, à la fois de l’Interstate 55 (1) et de la ligne ferroviaire de l’Illinois Central Railroad, qui sur 1 550 kilomètres relie La Nouvelle-Orléans à Chicago en passant par Jackson, Memphis et Saint-Louis. L’histoire de la ville fut marquée par des épisodes violents, avec une grève des employés du chemin de fer en 1911, puis des événements sombres dans les années 1960 en lien avec la lutte pour les droits civiques. Ville principale entre La Nouvelle-Orléans et Jackson, pratiquement à mi-chemin, McComb a développé une importante activité musicale dès les années 1920. Malgré sa taille relativement modeste, elle a vu naître un très grand nombre de bluesmen renommés, dont Bo Diddley, Castro Coleman aka Mr. Sipp, Vasti Jackson, Omar Kent Dykes, King Solomon Hill, Reverend Charlie Jackson et Little Freddie King. Dans le domaine de la musique, on peut également citer le chanteur soul James Govan, Robert « Squirrel » Lester (chanteur des Chi-Lites, groupe soul et R&B), Willie Norwood (chanteur de gospel, soul et R&B), père de la chanteuse Brandy Norwood et du sulfureux rappeur William Ray Norwood Jr. aka Ray J, également natifs de la ville, et même… Britney Spears !

Henry Simpson McComb. © : The Mill Creek Hundred History Blog.

Le site attire d’abord les entrepreneurs du secteur ferroviaire, en plein essor après la guerre de Sécession, à commencer par Henry Simpson McComb (1825-1881), qui dirige la New Orleans, Jackson and Great Northern Railroad, qui fera plus tard partie de l’Illinois Central Railroad (aujourd’hui propriété de la Canadian National Railway), et qui suit donc peu ou prou l’itinéraire de l’Interstate 55. En 1872, McComb cherche à installer les ateliers de maintenance de la ligne ferroviaire loin de La Nouvelle-Orléans, où les ouvriers céderaient trop facilement aux tentations de l’univers interlope de la grande ville louisianaise. Il choisit un lieu du comté de Pike dans le Mississippi, alors occupé par trois localités, Elizabethtown, Burglund et Harveytown, qui en quelque sorte fusionnent pour donner naissance à McComb le 5 avril 1872. La vente d’alcool est alors interdite en ville…

Gare de McComb, XIXe siècle. © : John Sharp Collection, Mississippi Rails.

Grâce au chemin de fer (2), la population croît rapidement et triple en trente ans, passant de 2 000 habitants en 1880 à 6 000 en 1910. Pour l’anecdote, on note que McComb est aussi la ville natale de Sim Webb, qui n’était autre à la fin du XIXe siècle que le chauffeur (3) chargé d’alimenter en combustible la locomotive conduite par John Luther « Casey » Jones (le célèbre train Cannonball de l’Illinois Central Railroad), qui se sacrifia le 30 avril 1900 lors d’un accident plus au nord sur la ligne, à Vaughan. Un Casey Jones à l’origine de la chanson The ballad of Casey Jones, qui sera interprétée par de nombreux bluesmen (et sous différents titres dont Casey Jones, KC Jones et Kassie Jones), et sur laquelle je m’arrête dans mon article n° 500, « De l’esclavage au blues », daté du 10 mai 2022.

© : Stefan Wirz.

Mais le 3 octobre 1911, le centre ferroviaire de McComb est au départ d’une grève qui oppose la direction de l’Illinois Central Railroad et ses affiliés aux syndicats des métiers du rail. Ce jour-là, à son entrée en gare, un train transportant de briseurs de grève est attendu par une centaine de grévistes armés. Lors de l’affrontement, des coups de feu et des jets de briques sont échangés, faisant de nombreux blessés et peut-être un mort, les sources divergent à ce propos. En tout cas, le conflit s’étend durant les semaines suivantes bien au-delà de la région, jusqu’à La Nouvelle-Orléans, Houston, Salt Lake City, East Saint Louis, en faisant cette fois au moins trois morts jusqu’à la fin de l’année. Et le 17 janvier 1912, cette fois à nouveau à McComb, cinq briseurs de grève afro-américains sont visés par des coups de feu alors qu’ils marchent sur une route, et trois d’entre eux décèdent. Ces événements (et d’autres que je ne peux détailler ici) sont à l’origine d’une chanson composée en 1912 par Joe Hill (4), Casey Jones, the union scab, une satire de The ballad of Casey Jones évoquée plus haut, et qui sera reprise par des artistes country et folk dont Pete Seeger. Cette grève du rail fera d’autres victimes et prendra seulement fin en juin 1915.

McComb City Hall (hôtel de ville), point central de la marche Burglund High School Walk Out en 1961. © : Mississippi Encyclopedia.

Bien entendu, le divertissement s’invite en ville, tout particulièrement dans la partie nord sur Summit Street, où s’enchaînent clubs, bars, restaurants, hôtels et boîtes de nuit de toutes sortes et tailles, et moult artistes itinérants se présentent. La musique y trouve sa place et bien sûr le blues, avec une école de pianistes dans les années 1920 et 1930 d’après Little Brother Montgomery qui arpenta la région selon le texte de la plaque didactique (marker) dédiée à McComb par la Mississippi Blues Trail. On relève d’ailleurs que McComb compte 10 000 habitants en 1930, tout comme Clarksdale à la même époque ! Il s’agit de Country Blues et les deux premiers bluesmen originaires du lieu à enregistrer sont Sam Collins en 1927 (il a grandi à McComb mais on ignore son lieu de naissance), et King Solomon Hill en 1931. Tous deux se produisaient d’ailleurs ensemble en ville dès 1924. Côté Sacred Blues, H.C. Speir, prospecteur pour les principaux labels d’alors, découvre en 1936 dans une église de McComb Blind Roosevelt et Uaroy Graves et leur permet de graver six faces pour ARC, les dernières pour les deux frères aveugles qui avaient toutefois enregistré en 1929.

Brenda Travis le 2 juin 1962. © : Library of Congress.

L’effervescence culturelle et musicale se poursuit après la Seconde Guerre mondiale, toujours d’après la Mississippi Blues Trail et le résident Bennie Joseph (né en 1934) : « Les gens venaient de partout à McComb, de Chicago à La Nouvelle-Orléans. C’était une ville très ouverte. Il y avait des clubs, du jeu, de l’alcool de contrebande, de tout… On dansait, on faisait la fête, on buvait. Clubs, clubs, clubs… » Ces clubs s’appellent Elk Rest Club, Nightingale, Big Moody, Mocombo ou McCombo, ils font partie du chitlin’ circuit et accueillent B.B. King, John Lee Hooker, Muddy Waters, Lightnin’ Hopkins, Roy Brown, Ivory Joe Hunter, Solomon Burke, Marvin Gaye, Little Milton, Bobby Rush, Archie Bell, Lucky Millinder, Ray Charles, Fats Domino, Dave Bartholomew, Lloyd Price, Roy Milton, The Bar-Kays, Cab Calloway, Louis Armstrong, Redd Foxx et Bo Diddley !

Herbert Lee. © : Same Passage.

Mais on ne saurait évoquer McComb sans s’arrêter sur les droits civiques. La section locale de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) est fondée en 1944 et prend résolument part à la lutte pour les droits civiques dans la seconde moitié des années 1950. Elle trouve le soutien du Student Nonviolent Coordination Committee (SNCC), dont l’antenne est créée en ville en 1961. Après les Freedom Rides organisées la même année et la venue de Bob Moses, représentant du SNCC qui agit en faveur du droit de vote des Noirs, trois adolescents, Brenda Travis, Robert « Bobby » Talbert et Ike Lewis sont arrêtés le 30 août alors qu’ils font un sit-in à la gare routière des bus Greyhound, puis emprisonnés jusqu’au 3 octobre. Pendant leur détention, le 25 septembre à Liberty tout près de McComb, Herbert Lee du SNCC, qui aidait Rob Moses de la NAACP pour la reconnaissance du droit de vote, est froidement abattu d’une balle dans la tête par Eugene Hurst Jr., producteur laitier et homme politique. Ce dernier plaide la légitime défense (alors que Lee transportait du coton au moment de l’altercation et n’était pas armé), et lors d’un procès face à un jury dont tous les membres sont blancs, Hurst obtient que son meurtre soit qualifié de justifiable homicide (homicide excusable), et l’affaire est classée.

Aujourd’hui exposée à McComb, la locomotive n° 2542 circula sur la ligne de 1921 à 1960. © : Cajun Scrambler / The Historical Marker Database.

Dix jours après cet événement, le 4 octobre, cent quinze élèves du lycée organisent une marche dans les rues de McComb, la Burglund High School Walk Out. Plusieurs participants sont battus et arrêtés, dont à nouveau Brenda Travis, libérée la veille… Sans procès, elle est envoyée dans un centre pénitentiaire pour mineurs où elle reste six mois et demi avant d’être expulsée du Mississippi. Parallèlement, des membres du SNCC sont passés à tabac et incarcérés, et se voient reprocher d’avoir trop exposé les lycéens. L’organisation quitte provisoirement McComb pour travailler au nord de l’État dans des conditions moins dangereuses. Elle reviendra à l’automne 1963, pour, cette fois avec le concours entre autres du Council of Federated Organizations (COFO), jouer un rôle en faveur du droit de vote dans le cadre de ce qui deviendra l’été suivant le Freedom Summer dans tout l’État. Tout cela culminera avec la promulgation par le président Lyndon B. Johnson du Civil Rights Act du 2 juillet 1964, qui « met fin à toutes formes de ségrégations, de discriminations reposant sur la race, la couleur, la religion, le sexe ou l’origine nationale. » Juste après, la ville subit une répression féroce du Ku Klux Klan et autres organisations suprémacistes qui se traduit par onze attentats à la bombe, mais le pire était passé…

Statue de Bo Diddley à McComb. © : Rick Collins / The Historical Marker Database.

Pour revenir à la musique, nul n’a oublié le crash d’un avion le 20 octobre 1977 dans un marécage près de McComb, qui décima le groupe de rock sudiste Lynyrd Skynyrd. Outre les noms déjà cités plus haut, d’autres artistes de la scène de McComb, bien que moins connus, méritent la citation : Robert « The Duke » Tillman, Larry Addison, Randy Williams, Zebedee Lee, Omar Kent Dykes, Steve Blailock, Charlie Braxton, Ric E. Bluez, Bernard « Bunny » Williams, Pete Allen, Chainsaw Dupont, Johnny Gilmore, Robert Rembert, John Lee « Tater Boy » Allen, Prentiss Barnes et Leon « Pop » Williams. Quant à Mr. Sipp, né ici Castro Coleman, il a sa plaque en ville depuis novembre 2024, la dernière apposée à ce jour par la Mississippi Blues Trail…

Mr. Sipp devant sa plaque de la Mississippi Blues Trail à McComb. © : Profil Facebook de Mr. Sipp « The Mississippi Blues Child ».

(1). On l’appelle parfois improprement Highway 55, mais l’interstate désigne une autoroute inter-États, plus importante qu’une highway qui équivaut à une nationale.
(2). McComb accueillait un musée du chemin de fer (McComb Railroad Museum), hélas presque totalement détruit par un incendie le 30 mai 2021. Un site provisoire a toutefois été inauguré le 30 juin 2024, le temps que les travaux permettent de retrouver le siège original.
(3). Dans les trains, les chauffeurs (firemen) ne désignaient pas les conducteurs, mais les ouvriers dont le rôle principal était d’alimenter en eau et en charbon les chaudières des locomotives.
(4). D’origine suédoise et de son vrai nom Joel Emmanuel Hägglund, Joe Hill (1879-1915), était syndicaliste et membre des Industrial Workers of the World, et compositeur de titres comme, outre Casey Jones, the union scab (union se traduit par syndicat et scab par briseur de grève), The preacher and the slave, The tramp, There is Power in a union et The rebel girl, toutes écrites dans les années 1910, ce qui fait de lui un précurseur de la chanson engagée ou protest song. Il influencera ainsi de nombreux artistes, en tête desquels figurent Paul Robeson, Woodie Guthrie, Pete Seeger, Joan Baez et Bob Dylan.

Le McComb Railroad Museum lors de l’incendie de 2021. © : Clarion Ledger.