Entrée de l’église de Mound Bayou, Mississippi, janvier 1939. © : Russell Lee / Library of Congress.

Nouvel article de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. Je vous propose d’évoquer la formule join the church, qui peut aussi bien se traduire par rejoindre que par retrouver l’Église, employée dans les deux sens dans le blues. L’Église et le blues… Les spirituals, le gospel et le blues, dont bien des éléments diffèrent mais qui s’enracinent dans le même terreau, entretiennent une véritable relation intime dans la musique et l’histoire du peuple noir, ils sont nés de l’esclavage et incarnent la condition des Noirs.

Cette affiche publiée à La Nouvelle-Orléans, qui invite à ne pas acheter de disques faits par des Noirs pour sauver la jeunesse de l’Amérique, ne date pas des années 1920 ou 1930, mais de 1965… © : Quora.

Mais quand le blues gagnera en popularité au début du XXe siècle, on les divisera. Le blues deviendra la musique du diable et le gospel celle de l’âme. Le premier est mal vu dans la grande majorité des familles afro-américaines, les enfants ne doivent pas en écouter et encore moins en jouer. Bon nombre de futurs bluesmen commenceront donc par chanter du gospel, un phénomène qui se poursuivra jusque dans les années 1950 pour ensuite diminuer même s’il demeure aujourd’hui. Dès les premiers enregistrements de blues, certains maîtres du genre, dont Blind Lemon Jefferson et Charlie Patton, gravent aussi du gospel, mais sous des pseudonymes, Deacon L. J. Bates pour le premier et Elder J. J. Hadley pour le second. Et lors de sa première séance le 26 mai 1930, Bukka White se distinguera en enregistrant carrément le même jour deux gospel et deux blues (sous le nom de Washington White) ! Citons aussi Blind Willie McTell (Blind Willie), qui enregistra du blues comme du gospel avec sa femme Kate. Impossible d’oublier dans cette liste (non exhaustive) Thomas A. Dorsey, qui fit une première carrière dans le blues (et avec Tampa Red en tant que Georgia Tom) avant de s’imposer en « père du gospel ».

Intérieur d’une église dans le Delta, Mississippi, juin 1939. © : Dorothea Lange / Library of Congress.

Pour ces artistes, intégrer un peu de gospel dans leur répertoire était une façon de join the church, de retrouver l’église et peut-être un peu leur âme. L’exemple le plus célèbre est sans doute celui de son House. En 1930, il est très clair dans son inoubliable Preachin’ the blues : « Je vais me trouver une religion, je vais rejoindre l’église baptiste. » Mais House, qui affirmait détester le blues dans sa jeunesse (lire mon article dans le numéro 246 de Soul Bag), hésitera longtemps, et comme il aimait l’alcool et les femmes, il optera pour le blues ! Onze ans plus tard, Tommy McClennan signe I’m a guitar king et déclame : « Je continuerai de chanter du blues avant de revenir sur ton territoire. » Un territoire qui désigne bien sûr celui de Dieu, l’Église, la religion. Pendant quelque temps, bien des bluesmen utiliseront une phrase ironique qui illustrait en fait leur mode de vie : « Je vais encore jouer dans les juke joints pendant quarante ans avant de rejoindre l’église. » Bien entendu, tout ceci n’a plus cours aujourd’hui, et bien des artistes jouent à la fois du gospel et du blues. C’est tant mieux, car avec du recul, nous pouvons mesurer combien ces genres se complètent et s’auto-influencent, il apparaît donc vain de les diviser. D’ailleurs, concluons avec le propos plein de sagesse du grand B.B. King, adepte du gospel à ses débuts (source : Mississippi Blues Commission) : « On prétend que les Afro-Américains hésiteraient entre chanter pour le monde et chanter pour Dieu. Certains sont sans doute divisés. Pas moi. Je pense que tout talent vient de Dieu et constitue un moyen d’exprimer la beauté et l’émotion. »

© : Genius.

Comme toujours, voici maintenant quelques enregistrements en lien avec le thème du jour.

– Deacon L. J. Bates (Blind Lemon Jefferson), All I want is that pure religion, entre décembre 1925 et janvier 1926.

– Georgia Tom (Thomas A. Dorsey), Grievin’ me blues, 16 octobre 1928.

– Elder J. J. Hadley (Charlie Patton), Prayer of death part I, 14 juin 1929.

– Washington White (Bukka White), The promise true and grand, 26 mai 1930.

– Son House, Preachin’ the blues part I, août 1930.

– Blind Willie et Kate McTell (Blind Willie McTell), Ain’t it grand to be a christian, 23 avril 1935.

– Tommy McClennan, I’m a guitar king, 15 septembre 1941.

(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).