Nouvel article de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. Aujourd’hui, je m’arrête sur la formule limber leg, dont les origines sont étroitement liées à la Prohibition, qui interdisit toute forme de production et de commerce d’alcool aux États-Unis de 1920 à 1933. Vous me direz que de prime abord, cela n’a pas de rapport avec limber leg, qui se traduit difficilement, par jambe molle ou souple si on s’en tient au sens littéral, mais aussi trop faible pour vous soutenir, notamment suite à l’abus d’alcool. Il se trouve que la période de la Prohibition correspond aussi à celle des premiers enregistrements de blues, dans les textes desquels l’alcool est un thème récurrent.
Mais la notion de consommation modérée d’alcool ou d’abstinence (temperance) est bien antérieure. Ainsi, dès 1657, soit seulement trente-huit ans après le débarquement du premier navire d’esclaves africains en Virginie (lire mon article du 21 août 2019), et bien avant la fondation des États-Unis en 1776, les colons du Massachussetts interdirent la vente d’alcool. Cela ne concernait toutefois que les Amérindiens et les esclaves, pas les Blancs… En cela, ils ne faisaient qu’imiter la Nouvelle-France (immense territoire colonial français de 1534 à 1763, allant de l’actuel Québec à la Louisiane) et de la Nouvelle-Néerlande (colonie des Provinces-Unies des Pays-Bas qui occupèrent la côte est de l’Amérique du Nord au début du XVIIe siècle, la Nouvelle-Néerlande devenant ensuite New York…), qui empêchaient les commerçants d’alcool d’engager des natifs dans les années 1640… Le Connecticut emboîta le pas du Massachussetts en 1687.
Plus près de nous, en 1802, le Congrès autorisa pour la première fois un président, en l’occurrence Thomas Jefferson, à prohiber le commerce de l’alcool sur les territoires des tribus amérindiennes, ce qu’il ne manqua pas de faire. Suite à cela, de nombreux gouverneurs d’États adoptèrent les mêmes règles, ce qui ne fut pas sans effet pour le commerce connexe des autochtones comme celui des peaux (fourrures), les deux activités étant étroitement liées. Tout au long du XIXe siècle et au début du suivant, avant comme après l’abolition de l’esclavage en 1865, les États-Unis, en particulier ceux du sud-est (mais pas seulement), n’eurent de cesse de durcir les règles à l’égard des natifs et des esclaves ou anciens esclaves. Le cas d’Albert Heff du Kansas, qui ne respecta pas une loi du Congrès du 30 janvier 1897, est resté célèbre. Le 15 octobre 1904, selon un rapport du Legal Information Institute, Heff vendit deux litres de bière à un Amérindien, « délit » pour lequel il écopa de 200 dollars d’amende (près de 6 700 dollars de nos jours) et de quatre mois de prison ferme !
Au début du siècle dernier, d’autant qu’elle se confondait avec la lutte contre la pègre qui s’enrichissait considérablement avec le commerce illégal de l’alcool, lequel touchait désormais toutes les couches de la population et de toutes origines, la Prohibition trouva un terreau fertile pour s’implanter. Elle débuta précisément le 17 janvier 1920 avec l’application du 18e amendement. Sept mois plus tard, le 10 août 1920, Mamie Smith gravait la première chanson d’un genre alors inconnu sur disque, le blues, intitulé Crazy blues. Dans le Sud Profond, berceau du blues, cela faisait bien longtemps que les fermiers et métayers afro-américains faisaient de l’alcool de contrebande (les fameux bootleggers), une production pour leur propre consommation et celle de leur entourage. Ils n’en sont pas moins affectés par la Prohibition, qui les plonge un peu plus dans une inégalité, qui, associée à une ségrégation féroce, ne fait pas de cadeau.
L’alcool devient alors un thème récurrent du blues rural. On vante son euphorie qui favorise les conquêtes amoureuses, on condamne ses effets néfastes, surtout lors de relations sexuelles qui font aussi partie des sujets favoris des bluesmen. Mais la pénurie d’alcool a d’autres conséquences bien plus terribles. Faute d’en trouver, d’aucuns, dont les plus grands bluesmen, concoctent une cuisine assez… diabolique ! Ainsi Tommy Johnson, grand consommateur d’un combustible gélifié de cuisson, « dont on extrait l’alcool que l’on distille à l’aide de cirage à chaussures avant de le filtrer dans du pain. » (mon article du 1er février 2022). Il en fera un classique du blues, Canned heat blues, Cool drink of water blues étant dans un esprit proche. Quant à Son House, dont l’abus d’alcool précipitera la fin de carrière, il signera lui aussi des standards évoquant l’alcool gélifié de marque Alcorub dans les textes de Clarksdale moan et Mississippi county farm blues. De quoi faire effectivement flageoler les jambes !
Mais il y aura peut-être pire, si c’est possible… Toujours pour faire face au manque d’alcool, certains, et pas seulement les bluesman, se rabattront sur des produits pharmaceutiques, le plus redoutable étant tiré de l’extrait de gingembre, à fort taux d’éthanol (70 à 80 %), aux effets dramatiques. Également appelé Jake (Jake leg blues et Limber Jake blues seront des titres de blues), il sera la cause de maladies neurologiques graves dont des paralysies des membres inférieurs et supérieurs. Bien que les sources varient à ce propos, les plus fiables estiment que cet alcool frelaté aurait fait de 30 000 à 50 000 victimes, bien évidemment dans les populations les plus pauvres, et donc à l’époque constituées pour l’essentiel d’Afro-Américains. L’importance de la marque Jake prendra finalement le pas, au point que l’on parlera plus de Jake leg blues que de Limber leg blues, bien que ce soit après tout la même chose !
On pourrait trouver des centaines de chansons relatives à ce thème, en voici une maigre sélection. S’agissant de blues, c’est évidemment à consommer sans modération et garanti sans limber legs…
– Cool drink of water blues, par Tommy Johnson, 3 février 1928 chez Victor. « Je lui ai demandé de l’eau, et elle m’a donné de l’essence… »
– Prohibition blues, par les Missourians, 17 février 1930 chez Victor. Ce magnifique instrumental gravé par le futur groupe de Cab Calloway rappelle irrésistiblement St. James infirmary…
– Dark night blues, par Blind Willie McTell, 17 octobre 1928 chez Victor.
– Jake liquor blues, par Ishmon (Ishman) Bracey, novembre ou décembre 1929 chez Paramount.
– Jake leg blues, par les Mississippi Sheiks, 10 juin 1930 chez OKeh.
– Clarksdale moan, par Son House, août 1930 chez Paramount.
– Jake walk blues, par Asa Martin, 5 avril 1933 chez Champion.
– Jake head boogie, par Lightnin’ Hopkins, 1950 ou 1951 chez RPM.
– Enfin, à lire absolument sur le sujet, le « pavé » de Mark Lawrence Schrad, Smashing the Liquor Machine: A Global History of Prohibition (Oxford University Press, 2021, 752 pages !), dont plusieurs éléments statistiques de cet article sont issus.
(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).
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