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Au programme de mon émission sur YouTube, Elder Roma Wilson (rubrique « Un blues, un jour ») et Harmonica Shah (rubrique « Sur scène »).

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En 1994 au festival de Chicago. © : Jack Vartoogian / Masters of Traditional Arts.

La première page de mon émission du jour revient sur l’extraordinaire destin d’Elder Roma Wilson, né il y a 108 ans le 22 décembre 1910 et décédé le 22 octobre, donc à pratiquement 108 ans, justement. En complément, je vous propose ici le texte intégral de l’article que j’avais publié sur le site de Soul Bag en hommage à Wilson au moment de sa mort, légèrement réadapté avec des liens et des images supplémentaires.

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© : En janvier 2018, chez lui à Détroit. Radio France / Laurent Royer.

1910-2018, de telles années de naissance et de décès suffisent pour comprendre combien l’événement est exceptionnel dans l’histoire de la musique. Car Elder Roma Wilson, chanteur et harmoniciste de gospel, vient de s’éteindre à l’âge (forcément canonique car c’était aussi un homme d’église) de 107 ans et 10 mois. Oui, cet artiste qui n’était autre que le doyen des musiciens tous genres confondus, a poussé son premier cri en 1910. Une année qui voit le début de l’assemblage à la chaîne de la Ford modèle T, Edward H. Crump être élu maire de Memphis, le lancement du paquebot Olympic (sister-ship du Titanic), la victoire d’Octave Lapize lors du huitième Tour de France, la crue historique de la Seine, le lancement par le militant des droits civiques W. E. B. Du Bois de The Crisis(mensuel de la NAACP, National Association for the Advancement of Colored People), la publication du premier recueil de collecte de folklore de John Lomax… Les célèbres bluesmen Champion Jack Dupree, Howlin’ Wolf, Houston Stackhouse, T-Bone Walker, Washboard Sam et Homesick James sont également nés en 1910, tout comme le guitariste de jazz Django Reinhardt et le producteur John Hammond.

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© : Collection privée Joe Louis / Radio France.

Récemment, ce musicien centenaire avait refait parler de lui en quelques occasions. En France, Soul Bag fut le premier à en faire écho en août 2014, en publiant une information à ce sujet. Plus près de nous, en janvier 2018, une équipe de France Musique rendit carrément visite à Wilson chez lui à Détroit pour réaliser un reportage, tirant deux émissions exceptionnelles de 60 minutes diffusées les 19 et 26 août derniers, Le gospel de Roma Wilson, première partie et deuxième partie, toujours disponibles en podcast et que nous vous recommandons vivement d’écouter. Dans l’absolu, il faudrait même soigneusement les archiver ! Car le reportage ne relève pas de l’exhibition d’une une bête curieuse : à 107 ans, Roma Wilson s’exprime très clairement, il a conservé une belle mémoire qui lui permet de raconter l’histoire de sa très longue vie et celle du gospel dans les années 1920, 1930, 1940… et il se fend même de quelques notes à l’harmonica ! C’est surtout un excellent musicien, un chanteur puissant et un harmoniciste de premier plan, un pionnier de l’instrument qui ne doit pas être sous-estimé même si sa discographie ne le traduit pas. Son témoignage est unique et inestimable. Je tiens d’ailleurs à remercier chaleureusement France Musique et l’animateur Laurent Royer, sans lesquels cet article ne serait pas aussi documenté.

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© : Discogs

Roma Wilson (Elder n’est évidemment pas son prénom d’origine, le terme désignant le doyen d’une institution religieuse…) naît donc le 22 décembre 1910 à Hickory Flat, Mississippi, une petite localité du nord de l’État proche d’Holly Springs et d’Oxford, autrement dit en pleine région où se développera (bien) plus tard le Hill Country blues. Mais le blues alors balbutiant ne fait pas partie des préoccupations de ses parents métayers qui doivent élever dix enfants : Roma compte en effet cinq frères et quatre sœurs. Élevé dans la pauvreté sur une plantation de coton à Myrtle près de New Albany, il va à l’école de novembre à mars, c’est-à-dire après la fin de la récolte du coton, et s’intéresse à l’harmonica que son père et ses frères aînés pratiquent. Il apprend vers 13 ans, doit d’abord se contenter de vieux instruments dont ne veulent plus ses frères ou d’en bricoler, en écoutant des gens bien plus âgés en jouer, juste pour s’amuser et danser lors de soirées. Obligé de souffler très fort et à la limite de s’étouffer pour en tirer quelque chose, il se forge un phrasé personnel, avec certes de la puissance, mais il semblait aussi disposer de réserves illimitées de souffle… Initié dès le tournant des années 1920, ce style singulier en fait un des pionniers d’un instrument encore peu répandu, avec un jeu finalement plus proche du blues que du gospel, ce que Wilson refusera toujours d’admettre !

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© : Discogs

Sa mère quitte le foyer conjugal en 1920, et son père essaie de s’occuper seul de ses enfants mais n’y parvient que partiellement : il finit par confier Roma à ses frères plus âgés une fois ceux-ci mariés. Dès ses 15 ans, Wilson travaille sur des chantiers ferroviaires puis dans une scierie, et il se met sérieusement à l’harmonica, en s’exerçant de plus en plus sur des airs religieux. Puis il devient pasteur en 1929, complète son éducation auprès d’une institutrice à la retraite (il estimera avoir le niveau de la quatrième) et se marie peu après avec Birdie. Il prêche et joue dans le Mississippi puis dans l’Arkansas où il s’installe vers 1937, mais doit aussi travailler dur dans sa ferme car il est déjà père de cinq ou six enfants ! Après avoir rencontré le révérend Leon Pinson (« qui n’avait rien d’un révérend car je ne l’ai jamais vu prêcher », dira Wilson…), un pianiste et guitariste avec lequel il se produit brièvement, il déménage dans le Michigan, où il trouve un emploi sur une chaîne d’assemblage à Muskegon. Il se fixe ensuite à Détroit et s’adonne de plus en plus à la musique, d’autant qu’il s’accompagne désormais de trois de ses fils, Robert Lee, Clyde et Sammy Lee. Malgré le jeune âge de ces derniers, ils jouent souvent ensemble dans les rues, Wilson continuant en outre de prêcher. Ils finissent par attirer l’attention de Joe Von Battle, un disquaire-producteur établi sur Hastings Street. Von Battle créera plusieurs labels et deviendra célèbre en contribuant au lancement des carrières de John Lee Hooker et d’autres figures du blues de Détroit (Baby Boy Warren, Eddie Burns, Eddie Kirkland…), de Louisiana Red, du révérend C. L. Franklin et plus tard de sa fille Aretha…

En 1948, Wilson, Clyde et Sammy Lee, ses deux fils âgés de 11 et 13 ans, interprètent six titres pour Von Battle, qui les enregistre à leur insu et vend les droits au label Gotham qui sort un single en 1952 (Lily of the valley (Stand by me)/Better get ready). Wilson ne se doute de rien, poursuit son travail sur une chaîne de montage et continue d’élever ses nombreux enfants (il en aura finalement onze). Une bonne quinzaine d’années plus tard, Chris Strachwitz, collectionneur et surtout fondateur de la marque Arhoolie en 1960, écoute des disques inédits appartenant à Von Battle, dont le magasin n’a pas résisté aux violentes émeutes raciales de 1967. Les enregistrements de Wilson font partie des démos soumises à Strachwitz, qui, impressionné par ce qu’il entend (les trios d’harmonicistes sont très inhabituels), décide de rechercher l’artiste. Mais faute d’éléments suffisants, il finit par renoncer, d’autant qu’il hésite alors à ouvrir son catalogue au gospel. En 1968, il intègre toutefois Stand by me à sa compilation « Negro Religious Music Vol 1 – The Sanctified Singers Part 1 »pour sa filiale Blues Classics dédiée aux rééditions.

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© : Discogs

Entre-temps, Wilson prend sa retraite, et après la mort de sa première femme, il retourne en 1976 dans son Mississippi natal près de New Albany, où il renoue avec ses activités habituelles, notamment celle de pasteur dans les églises locales, et se remarie dès 1977 avec Esther Ruth, femme d’église comme lui. En 1983, George Paulus sort sur son label St. George la compilation « Harp-Suckers – Detroit Harmonica Blues 1948 », avec les deux titres de Wilson initialement gravés pour Gotham, mais également les quatre autres restés jusque-là inédits, Gonna wait til a change comes, This train, Got just what I wanted, Troubles everywhere (Up above my head) ! Bien entendu, Roma Wilson n’est pas informé de cette sortie… Six ans plus tard, en 1989, il reçoit un appel de Leon Pinson, lui aussi revenu dans la région et qu’il n’avait plus revu depuis une quarantaine d’années.

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En août 1994, Hillary Clinton lui remet à la Maison Blanche la National Heritage Fellowship du National Endowment for the Arts. © : Famille Wilson / Radio France.

Pinson se produit dans les églises, mais aussi lors de concerts et de festivals qui lui valent une petite reconnaissance, notamment de la part d’amateurs blancs friands de revivalisme, et il dispose dès lors d’un manager également ethnomusicologue, Worth Long. Pinson propose à Wilson de reformer leur duo et d’enregistrer aussi une douzaine de cassettes en assurant qu’il les vendra. Wilson n’y croit pas vraiment, mais quand son ami le rappelle peu après pour lui dire qu’il les a toutes vendues, il se rend chez lui. Là, il apprend en outre que Long a aussi écouté les cassettes et qu’il souhaite les faire participer à de gros festivals, dont celui de La Nouvelle-Orléans. Ainsi, désormais octogénaire, Roma Wilson entame une carrière à laquelle il ne rêvait sûrement pas et des tournées qui le mènent sur les plus importants festivals à Chicago, à Washington, en Floride, en Louisiane, en Alabama et bien sûr dans le Mississippi. En 1991, lors du Jazz Fest de La Nouvelle-Orléans, Wilson entend pour la première fois avec l’émotion que l’on imagine les six titres enregistrés 43 ans plus tôt à Détroit. Il en profite pour préciser qu’il joue bien sûr en leader sur les chansons, et même s’il s’agissait de standards, qu’il est bien l’auteur des arrangements…

La consécration n’est plus très loin. En 1993, Leon Pinson et Roma Wilson signent ensemble six titres réalisés lors d’une tournée (aujourd’hui dans les archives de la Bibliothèque du Congrès), cinq classiques du gospel et un titre intitulé Three ways to play the harmonica, sur lequel Wilson explique sa technique à l’harmonica, qui rappelle décidément beaucoup le blues rural ! La même année, « Roots of Rhythm & Blues – A Tribute to the Robert Johnson Era », l’hommage à Robert Johnson sur lequel il joue This train, est nominé aux Grammys. La réputation de Wilson atteint alors les plus hautes instances, et en août 1994, il reçoit à la Maison Blanche des mains d’Hillary Clinton (en présence de son mari Bill, alors président des États-Unis) la National Heritage Fellowship du National Endowment for the Arts, la plus haute distinction dans le domaine des arts et des traditions populaires. Une récompense assortie de 10 000 dollars, une somme énorme pour Wilson qui va lui-même la retirer en espèces et en une seule fois à la banque !

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À peine trois mois plus tard, Chris Strachwitz l’enregistre pour Arhoolie, pour une anthologie très complète (« This Train ») de vingt plages comprenant ses six titres de 1948 et quatorze nouvelles chansons dont deux duos vocaux avec sa femme Esther Ruth. Un disque magnifique qui sera hélas le seul… En 1997, Allan Young lui consacre un long et passionnant chapitre dans son livre Woke Me Up This Morning: Black Gospel Singers and the Gospel Life(University Press of Mississippi), une autre source précieuse pour la rédaction du présent hommage. Après la perte de son ami Leon Pinson en 1998, Wilson continue de prêcher et de jouer dans les nombreuses églises à sa charge (une dizaine), dont une installée dans une caravane près de sa maison !

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En janvier 2018, chez lui à Détroit. © : Radio France / Laurent Royer.

Mais peu après, désormais nonagénaire, Roma Wilson décide de se rapprocher au début des années 2000 de sa famille qui vit à Détroit. Il ne prend pas sa retraite pour autant et sa stupéfiante longévité donne une dimension légendaire à son personnage. D’autant qu’en 2011, à près de 101 ans, il chute et se fracture la hanche et des côtes. Certes limité dans ses déplacements mais pas abattu, on le retrouve pourtant en 2014 en train de prêcher et de jouer de l’harmonica à plus de 103 ans, ce que montre une formidable vidéo enregistrée à l’époque. Alors oui, depuis ses 105 ans, Roma Wilson vivait dans une maison de repos, mais nul ne s’en étonnera. Et n’oublions pas qu’en 2018, notamment lors de la visite de l’équipe de Radio France, il était encore capable de chanter et jouer de l’harmonica. Autrement dit, à 107 ans, il lui restait du souffle en réserve… Pour mon émission, j’ai choisi sa version de This Train gravée en 1948 avec ses fils.

 

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Shah 1.© : somvalvulado/ Bluesbreeker.

En deuxième partie d’émission, en l’absence de tournées et concerts en cette période de fêtes pour alimenter mes rubriques « En tournée » et « Sur scène », je continue donc ma série d’enregistrements en public. Il est aujourd’hui question d’Harmonica Shah, un harmoniciste qu’il convient de reconsidérer car j’estime qu’il s’agit de l’un des meilleurs en activité sur l’instrument, au jeu intense et terrien. En outre, le bougre chante aussi remarquablement et ses textes sont souvent plein d’esprit, notamment dans son aptitude à manier l’autodérision. Sa discographie, qui compte à ce jour huit albums, est d’un niveau franchement exceptionnel. Pourtant, il reste relativement méconnu, ce qui relève pour moi de l’énigme… Le fait qu’il vive à Détroit et qu’il ait débuté tard comme musicien et donc sur disque (son premier album date de 2000, il avait déjà 58 ans), en outre sur de petits labels, peut expliquer le phénomène, mais il n’est pas trop tard pour se rattraper et découvrir cet excellent bluesman !

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© : Discogs

Car Harmonica Shah n’est plus un débutant. Né Thaddeus Louis Hall le 31 mars 1946 à Oakland, Californie, mais aussi connu sous les noms de Seward Haward Shah et donc d’Harmonica Shah, il grandit dans la région de Somerville, au Texas. Là-bas, son grand-père Sam Dawson (qui fut enregistré par Alan Lomax), harmoniciste et guitariste de blues, sera une source d’inspiration mais sa vocation se révélera progressivement. De retour à Oakland, il voit des artistes de la stature de Lowell Fulson, Jimmy McCracklin, Juke Boy Bonner et Big Mama Thornton. Puis, vers 1967, Harmonica Shah s’installe à Détroit où il travaille de nombreuses années chez Ford et comme chauffeur de taxi. La scène musicale très active de la ville le rapproche du blues, et là encore, il voit bon nombre de bluesmen locaux. En 1976, il est alors âgé de 30 ans, inspiré par un musicien des rues (Little Bobby, selon sa biographie sur le site du label Electro-Fi), il décide de s’acheter un harmonica d’occasion et de se consacrer au blues. Mais il devra donc patienter encore près d’un quart de siècle pour réaliser son premier album en 2000, « Motor City Mojo »(Blue Suit), puis son deuxième l’année suivante pour South Side, « Deep Detroit ». En 2003, il signe pour le label canadien Electro-Fi (ce qui lui vaut d’être entouré de remarquables accompagnateurs dont le guitariste Jack De Keyser et le pianiste Julian Fauth) et enchaîne jusqu’à ce jour six superbes albums : « Tell It to your Landlord » (2003), « Listen at Me good » (2006, avec Fauth, De Keyzer, Mel Brown et Willie « Big Eyes » Smith !), « If All You Have Is A Hammer, Everything Looks Like A Nail » (2009), « Live at the Cove » (2011), « Havin’ Nothin’ Don’t Bother Me » (2013) et « If You Live to Get Old You Will Understand » (2016). Pour mon émission, j’ai choisi un extrait du « Live at the Cove », Poor Boy, avec un De Keyzer génial à la guitare rythmique…

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© : Discogs