Également connu sous le nom de Georgia Tom, ce chanteur, pianiste, organiste et compositeur incroyablement prolifique (les sources discordent, mais on lui attribue entre 1 000 et 3 000 chansons !) contribua autant à l’émergence du blues que du gospel, ce qui en fait bien sûr un artiste essentiel du XXe siècle, dont l’influence perdure de nos jours. Thomas Andrew Dorsey voit le jour le 1er juillet 1899 à Villa Rica, Géorgie, une petite ville qui compte alors 600 habitants, et située 50 kilomètres à l’ouest d’Atlanta. Son père est pasteur et sa mère joue du piano et de l’orgue à l’église. Sa mère possédant un orgue portable, une rareté alors pour une famille afro-américaine, il apprend l’instrument chez lui dès six ans et commence à composer à seulement huit ans, quand sa famille s’installe à Atlanta.
On pense donc qu’il va s’orienter vers une carrière dans la musique religieuse (le terme « gospel » n’est pas encore d’usage), mais très vite, il se trouve « tiraillé » entre différentes traditions musicales. Un de ses oncles est en effet un bluesman itinérant et le beau-frère de sa mère enseigne le shaped note singing, une technique vocale très adaptée au chant en groupe, et donc aux chœurs et chorales des congrégations, popularisée au XIXe siècle dans le sud rural. Mais, malgré son jeune âge, Dorsey doit assurer sa subsistance à Atlanta, ce qu’il fait en vendant des sodas dans un théâtre, mais surtout en jouant du blues sur Decatur Street, dans des clubs, des salles de billard et autres barrelhouses. Il se fait d’ailleurs appeler Barrelhouse Tommy. Comme il gagne à peu près sa vie, il prend quelques leçons de piano avec un professeur du Morehouse College, ce qui lui permet d’ouvrir son spectre au jazz.
En 1916, toutefois conscient qu’il ne pourra faire carrière comme il le souhaite à Atlanta, Dorsey envisage de se fixer Philadelphie, mais il change d’avis et opte finalement pour Chicago. Il ne manque pas d’ambition, et pour obtenir des engagements dans la communauté musicale locale, il s’inscrit à la Chicago School of Composition and Arranging. Dorsey est un stakhanoviste : il travaille la journée, se produit le soir, pratique pour se perfectionner et compose des chansons. D’ailleurs, le 9 octobre 1920, il devient un des premiers artistes à protéger d’un copyright une composition de blues, If you don’t believe I’m leaving, you can count the days I’m gone. Mais le surrégime guette et il fait une dépression nerveuse qui l’oblige à retourner quelque temps chez sa mère à Atlanta.
Il revient toutefois à Chicago en 1921, et, sur le conseil d’un oncle, assiste à la National Baptist Convention, où chante le Reverend A.W. Nix. Selon Michael W. Harris dans The Rise of Gospel Blues: The Music of Thomas Andrew Dorsey in the Urban Church (Oxford University Press, 1992), c’est une véritable révélation : « Un ravissement pour mon être intérieur. Un déluge de joie divine pour mon âme. Une stimulation pour mes émotions. J’ai senti au fond de mon cœur cette inspiration pour devenir un grand chanteur et un serviteur du Royaume du Seigneur – et impressionner les gens comme ce grand chanteur ce dimanche matin. » Il aurait alors utilisé pour la première fois la formule « gospel music » (ou « gospel song »), avant de signer sa première composition de musique sacrée, If I don’t get there, ce qu’il hésitait à faire jusque-là. Elle s’inspire de la chanson de Charles Albert Tindley (1851-1933), auteur d’hymnes qui deviendront des standards du gospel, comme I’ll overcome someday (1900), What are they doing in heaven? (1901) et Take your burden to the lord and leave it there (1916).
Mais Dorsey reste partagé entre musique séculaire (jazz et blues) et sacrée (gospel). Au milieu des années 1920, dans les grandes villes du nord comme Chicago, le blues et le jazz sont en plein essor et surtout garants de meilleurs revenus. En outre, ses « gospel songs », qui sont encore très marquées par sa culture blues, sont mal accueillies dans les églises, ce qui lui aurait fait dire à Steven Kaplan (« Gospel Man: Thomas Dorsey », Horizon n° 25, décembre 1982) : « Je me suis fait virer d’églises parmi les plus importantes de la ville. On ne me comprenait pas. » Ses compositions sont donc reprises par des artistes de blues (Monette Moore) et de jazz (King Oliver) et Dorsey poursuit donc dans cette voix. Il joue au sein des Whispering Serenaders puis forme en 1923 le Wild Cats Jazz Band, avec lequel il accompagne en tournée Ma Rainey. Avec la cette dernière, son nom apparaît pour la première fois sur disque le 15 mai 1925 chez Paramount le temps de quatre morceaux, et il est peut-être aussi présent sur d’autres faces en juillet de la même année.
La même année, il épouse Nettie Harper mais passe par une nouvelle période de dépression qui dure cette fois deux ans. Il pense au suicide mais cherche à se réfugier dans la spiritualité, encouragé en cela par son entourage et écrit des compositions dans cet esprit. Mais avec son répertoire, le monde du gospel se refuse toujours à lui. À partir de septembre 1928, sous le nom de Georgia Tom, il commence à travailler avec le chanteur-guitariste de blues Tampa Red, qu’il avait connu lors de tournées avec Ma Rainey, une collaboration qui se poursuivra jusqu’en 1932. Le 19 septembre 1928, ils réalisent leur célèbre composition It’s tight like that qui se vendra à sept millions d’exemplaires, un chiffre impensable pour un blues de cette époque. Georgia Tom, qui chante souvent (en solo ou en lead) en plus du piano, est alors un contributeur essentiel du blues urbain. Avec d’autres bluesmen dont Big Bill Broonzy, Scrapper Blackwell, Memphis Minnie, Kansas Joe McCoy, Victoria Spivey, Kansas City Kitty (Mozelle Anderson), Jim Jackson, Speckled Red, il participe à plus de 300 chansons entre 1928 et 1932, sans doute un record.
Mais une tragédie absolue frappe Dorsey fin 1932. Alors en tournée il apprend que sa femme est décédée en accouchant de leur fils, qui meurt également le lendemain. Dorsey s’enferme dans sa chambre durant trois jours et écrit Take my hand, precious lord, qui deviendra un gospel parmi les plus importants et les plus influents de l’histoire. Dès lors, Dorsey, qui n’enregistrera plus de blues (et pratiquement plus de gospel), continuera de se produire mais uniquement dans un registre religieux, et de jouer un rôle fondamental dans la propagation du gospel. Au moment du décès de sa femme, il avait cofondé avec Sallie Martin la Gospel Choral Union of Chicago, qui deviendra ensuite la National Convention of Gospel Choirs and Choruses (NCGCC). Il lança la carrière de Mahalia Jackson, créa (toujours avec Martin) le Gospel Highway, un réseau de lieux de tournées destiné au groupes vocaux, les Evenings with Dorsey pour former les jeunes au chant, répartit sa bonne parole lors de tournées dans le monde entier, entre autres actions…
Dans les années 1950 et 1960, malgré la concurrence de nouveaux styles (soul, rock ‘n’ roll), ses chansons sont reprises par de très nombreux artistes de tous horizons et sa popularité reste immense. S’il se met progressivement en retrait dans les années 1970 tout en ne cessant jamais de composer malgré la maladie d’Alzheimer qui commence à l’affecter, il répond encore ponctuellement aux invitations et apparaît en 1982 dans le film Say Amen, Somebody de George Nierenberg. Thomas Dorsey s’est éteint paisiblement à 93 ans le 23 janvier 1993, en écoutant, dit-on, de la musique sur un baladeur. Considéré par de nombreux spécialistes comme l’inventeur du gospel (et du gospel blues), son œuvre dans l’émergence du blues urbain est également fondamentale.
Voici maintenant notre sélection de chansons en écoute.
– It’s tight like that en 1928 par Tampa Red avec Georgia Tom Dorsey.
– Jim Jackson’s jamboree – Part 1 en 1929 par Jim Jackson, Tampa Red, Georgia Tom et Speckled Red.
– Pig meat blues en 1930 par Big Bill Broonzy avec Georgia Tom.
– Dark hour blues en 1930 par Georgia Tom avec Scrapper Blackwell.
– The doctor’s blues en 1930 par Kansas City Kitty avec Georgia Tom Dorsey.
– Take my hand, precious lord en 1980 par Thomas Dorsey.
– (There’ll be) Peace in the valley en 1980 par Thomas Dorsey.
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