Nouvel article de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. Nous allons parler cette fois des termes jelly et jelly roll, dont les traductions littérales sont faciles à trouver dans les dictionnaires classiques. Jelly, c’est la confiture, la gelée. Et jelly roll (écrit aussi jellyroll) désigne un gâteau spongieux fourré à la confiture éventuellement mélangée à de la crème. Il s’agit donc de « choses molles », tout comme jellyfish, la méduse, ou encore jellybean, un bonbon à la gelée, à l’intérieur mou… Sans oublier le jelly baby, qui fait référence à un bonbon en sucre mou, mais qui est aussi le nom d’un champignon gélatineux, la léotie lubrique !
Mais dans le blues, jelly est utilisé dans un tout autre sens, car ce mot signifie aussi semence, sperme. Et les origines de ce sens sont en fait bien antérieures au blues car elles nous ramènent au début du XVIIe siècle ! En effet, l’Anglais John Donne (1571 ou 1572-1631), considéré comme le « père » de la poésie métaphysique, nous laisse la première trace écrite dans son œuvre The Progress of the Soul (prob. 1601). Durant le même siècle, Francis Beaumont et John Fletcher (1622), Joseph Woodfall Ebsworth (1661) et John Wilmot, Earl of Rochester (1684) y reviennent aussi. Plus près de nous, et à l’époque de la conception du blues, plusieurs auteurs signent des textes explicites qui rappellent ceux des bluesmen.
Par exemple, en 1879, dans le numéro 2 du sulfureux The Pearl – A Journal of Facetiae and Voluptuous Reading (censuré en 1880), on lit : « He thrusts, and he pokes, and he enters your belly / Till the horrible monster is melted to jelly. » En 1896, dans Slang and its analogues, past and present – 1890-1904, John Stephen Farmer et William Ernest Henley associent jelly au scrotum et au vagin. Citons enfin Ramrod (pseudonyme d’un auteur resté anonyme), qui écrit dans A Nocturnal Meeting en 1900 : « Split my cunt if you can, let me feel your jelly, all, all / Do you hear? Deluge me, or I’ll bite your balls off. » Non, je ne traduirai pas ces passages, (mais vous pouvez me le demander en privé), sinon je risque la censure ! Dans les années 1930, les spécialistes du dirty blues comme Bo Carter (notre article du 22 septembre 2022) se régaleront avec des chansons totalement dans cet esprit.
Mais si on reste dans les musiques qui nous passionnent, le sens de ces termes va évoluer et se décliner en d’autres versions. Le jelly baby, le sage bonbon en sucre mou évoqué plus haut, devient la sécrétion issue du vagin ou de l’anus quand on fait l’amour… Le jelly bag désigne le scrotum, soit les testicules, la jelly box le vagin, la jelly house un bordel, la jelly jewellery l’éjaculation faciale, etc. Bien entendu, dans les textes des blues, quand ces termes sont employés, ils le sont avec humour et en usant de métaphores et autres doubles sens, à ne pas prendre au premier degré. Si jelly roll s’assimile à l’acte sexuel, il peut aussi qualifier une femme dont on a envie, ou bien un homme à femmes ou qui a beaucoup de maîtresses (voire un proxénète). Dès lors, certains artistes l’utiliseront comme pseudonyme, Jelly Roll Morton étant bien sûr le plus célèbre.
Compte tenu de la présence très courante de ces termes et de leurs dérivés dans notre spectre, notre sélection de chansons en écoute est particulièrement large.
– Nobody in town can bake a sweet jelly roll like mine en 1923 par Bessie Smith.
– The jelly roll blues en 1923 par The Original Memphis Five.
– Jelly roll blues en 1924 par Jelly Roll Morton.
– Shake that thing en 1925 par Papa Charlie Jackson.
– New jelly roll blues en 1927 par Peg Leg Howell.
– Motherless chile blues en 1927 par Barbecue Bob.
– Ham bone blues en 1927 par Ed Bell.
– If it looks like jelly shakes like jelly it must be gelatine en 1928 par Charlie Lincoln
– You’ll never miss your jelly till you’re jelly roller’s gone en 1929 par Lil Johnson.
– Shake it and break it but (don’t let it fall mama) en 1929 par Charlie Patton.
– Fence breakin’ yellin’ blues en 1929 par Blind Lemon Jefferson.
– New salty dog en 1931 par Crying Sam Collins.
– Nut factory blues en 1932 par « Hi » Henry Brown.
– Sweet jelly rollin’ en 1933 par Whistlin’ Rufus.
– Hungry calf blues en 1937 par Blind Boy Fuller.
– Jelly bean blues le 7 avril 1938 par Merline Johnson.
– Jelly, jelly en 1940 par Billy Eckstine.
– He’s a jelly-roll baker en 1942 par Lonnie Johnson
– Ration blues en 1943 par Louis Jordan.
– Jelly, jelly en 1946 par Josh White.
– Working man blues en 1947 par Guitar Slim & Jelly Belly.
– I ain’t gonna give nobody none of my jelly roll en 1960 par Little Brother Montgomery.
– Jelly roll en 1960 par Butch Cage et Willie B. Thomas.
– Jelly jelly jelly en 1961 par Bobby Bland.
– Jelly jelly blues en 1966 par The Blues Project.
– Hesitation blues en 1968 par Gary Davis.
– Jelly jelly en 1973 par l’Allman Brothers Band.
– No I didn’t know en 1979 par The Jelly Roll Kings.
(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).
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