On dit souvent que le langage du blues appartient aux langues vernaculaires, de celles que l’on parle au sein d’une communauté. Le blues est-il une communauté ? C’est une autre histoire… Je vous propose donc à partir de ce 1er février 2022 une nouvelle rubrique hebdomadaire qui va s’arrêter sur des mots et des formules utilisées dans les textes du blues. Il existe relativement peu d’ouvrages sur le sujet, mais ceux de Jean-Paul Levet (Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz), de Stephen Calt (Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary) et de Debra Devi (The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu) font autorité, et ils me serviront de base. Car il me semble donc utile d’expliquer le sens de ces termes en les remettant dans le contexte des musiques afro-américaines. Le langage du blues – nous l’appellerons pour l’heure ainsi – est né lors de la conception du blues, quelque quarante ans avant les premiers enregistrements en 1920, soit dans les années 1880. Il voit le jour dans des établissements dont les noms mériteraient déjà à eux seuls une étude, les juke joints, les barrelhouses…
Des établissements pouilleux, clandestins, à l’écart des zones habitées, plutôt proches des chantiers alors très répandus, digues, voies ferrées, routes… On y danse, on y joue, on y boit, on y rencontre des dames aux mœurs légères, et la violence est monnaie courante. À partir du premier quart du siècle dernier, le blues s’y propage avec les musiciens qui trouvent là des lieux pour se produire, même si le pécule est souvent fort maigre. De la même manière, ce fameux langage spécifique se développe donc dans ce qui constituera progressivement un réseau bien connu des musiciens alors généralement itinérants. Il va même s’inscrire en véritable code pour les Afro-Américains qui en sont fiers car d’une manière générale il est incompris des Blancs, et il forme un pan de leur culture. Ainsi, la poésie du blues va naître et prendre tout son sens dans ces circonstances plutôt singulières.
J’assortirai chaque terme d’une chanson pour l’illustrer. Pour débuter, un mot commençant par la lettre « A » – même si je ne suivrai pas nécessairement l’ordre alphabétique –, Alcorub. Il s’agit d’une marque d’alcool dénaturé de la United States Industrial Alcohol Company. Avec la Prohibition (1919-1933), dans le Sud, on fabrique illégalement divers alcools de mauvaise qualité, ou bien on boit ou on inhale de l’Alcorub, un produit pourtant très dangereux pour la santé. Il existe de sordides variantes comme le combustible gélifié de cuisson « Canned Heat » de chez Sterno, dont on extrait l’alcool que l’on distille à l’aide de cirage à chaussures avant de le filtrer dans du pain…Parmi les pionniers du blues, Tommy Johnson et Son House évoqueront l’Alcorub dans leurs chansons. Je vous invite maintenant à écouter Tommy Johnson en 1928 avec son Canned Heat blues.
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