Arhoolie appartient aux labels les plus importants du blues en particulier et des traditions musicales populaires américaines en général. Fondé en 1960, son histoire débute une trentaine d’années plus tôt, très exactement le 1er juillet 1931. Ce jour-là, à Gross Reichenau, un village allemand situé en Basse-Silésie (aujourd’hui Bogaczow, en Pologne), naît un certain Christian Alexander Maria, comte Strachwitz von Groß-Zauche und Camminetz, issu d’une famille de riches propriétaires terriens. Ayant des ascendances américaines du côté de sa mère, il écoute encore enfant des disques de jazz qu’elle ramène des États-Unis. En 1945, celui que nous appelons Chris Strachwitz est forcé de déménager avec les siens à Brunswick, dans la partie de l’Allemagne occupée par les Alliés, où il entend encore du jazz (swing et Dixieland) grâce à la radio des troupes américaines.
Puis, deux ans plus tard, toute la famille part aux États-Unis et s’installe brièvement à Reno, Nevada, où une grand-tante gère une station de radio qui passe du hillbilly, puis en Californie. Durant les années 1950, Strachwitz suit des études supérieures en ingénierie, mathématiques et physique, obtenant un diplôme en sciences politiques puis un doctorat ! Mais parallèlement, il trouve le temps de s’impliquer dans la musique, d’abord dans le jazz, le R&B et le blues, assistant notamment à des concerts de Howlin’ Wolf et de Lightnin’ Hopkins. Probablement en 1954, il fait ses premiers pas dans l’enregistrement avec le bluesman Jesse Fuller. Toutes les occasions sont bonnes pour assouvir sa passion et élargir ses connaissances : lors de ses études à l’université de Californie à Berkeley, il se charge d’engager des artistes et des groupes qui se produisent lors des matchs de football américain, et durant son service militaire en Autriche, il parvient à voir des formations américaines en tournée. Nanti d’un matériel plutôt modeste, il commence aussi à enregistrer des émissions de radio et les présentations de son ami Frank Demond, un tromboniste qui deviendra membre du Preservation Hall Jazz Band.
Durant l’été 1959, désireux d’enregistrer Lightnin’ Hopkins qu’il admire, Strachwitz se rend à Houston, où il est accueilli par Mack McCormick, parfait connaisseur de la scène texane. Mais entre un Hopkins visiblement trop cher et un équipement insuffisant, l’enregistrement n’a pas lieu. Strachwitz ne se décourage pas et revient l’été suivant, pour cette fois apprendre que Hopkins, après un engagement dans un festival en Californie, tourne quelque part au Texas. McCormick suggère alors de rechercher la ferme de Tom Moore au centre de l’État, en se référant à la célèbre chanson de Lightnin’ Hopkins, Tom Moore’s blues (1948). Là-bas, à quelque 100 kilomètres au nord-ouest de Houston, ils se renseignent à Navasota et dénichent Tom Moore, propriétaire d’une plantation. Très affable, Moore les met en rapport avec un certain Peg Leg qui connaît tous les musiciens de la région. Face aux questions de Strachwitz et McCormick qui lui disent être en quête d’un bon guitariste jouant dans le coin, Peg Leg les mène tout droit à… Mance Lipscomb !
Pas de Lightnin’ Hopkins donc, mais Strachwitz et McCormick s’aperçoivent immédiatement que Lipscomb est un chanteur et musicien hors pair, qui n’a toutefois jamais enregistré… Le 30 juin 1960, les deux hommes enregistrent Lipscomb, toutefois crédité anonymous (!), qui interprète naturellement une chanson intitulée Tom Moore’s farm. La même année, elle apparaît sur une compilation réalisée par McCormick pour le label 77 Records, qui à notre connaissance n’a jamais été rééditée. Mais peu après, du 11 au 13 août 1960, Strachwitz et McCormick enregistrent cette fois Mance Lipscomb, pour ce qui deviendra à la fois le premier album d’Arhoolie (la fameuse référence 1001) et du bluesman, qui sort en novembre 1960. Lipscomb fera cinq autres albums originaux jusqu’en 1974 pour Strachwitz, qui a sans doute choisi le nom de sa marque en référence aux field hollers (terme dérivé de hoolies, hallo, halloo, voire awrhoolies), lire mon article du 2 octobre 2021 à propos de ces « cris des champs ».
La suite de la superbe aventure d’Arhoolie est mieux connue, mais il nous a semblé opportun de passer par ce préambule assez singulier dont on parle somme toute assez peu. En tout cas, le label est lancé, et les albums suivants au catalogue mettent en scène d’autres grands bluesmen, mais également d’autres artistes moins notoires, soit dans l’ordre chronologique : Big Joe Williams, Black Ace, Lil’ Son Jackson, Mercy Dee, Whistling Alex Moore, Robert Shaw, Lightnin’ Hopkins, Rev. Louis Overstreet, Blind James Campbell, Kid Thomas, Bukka White, Fred McDowell, Clifton Chenier, John Jackson, Big Mama Thornton, Johnny Young, Juke Boy Bonner, etc. Parallèlement, Arhoolie sort aussi quelques singles et surtout de nombreuses compilations qui permettent de découvrir des artistes qui seraient sans cela restés dans l’anonymat.
La présence de Clifton Chenier au catalogue n’a rien d’anodin car elle démontre le souhait de Strachwitz de s’ouvrir à d’autres traditions musicales, en particulier venues de Louisiane, comme donc le zydeco, le cajun, le jazz Dixieland, le Swamp Blues… Il ira encore plus loin à partir des années 1970 avec des artistes caribéens (comme le Bahaméen Joseph Spence) et bien sûr mexicains, auxquels il s’était intéressé très tôt, la Californie étant proche du Mexique. Nous arrêterons là cette énumération, bien lacunaire si on prend la mesure de l’œuvre enregistrée d’Arhoolie (rassemblée par la Arhoolie Foundation), assurément l’une des plus importantes du XXe siècle dans le domaine des musiques populaires. Et l’histoire se poursuit. Si Chris Strachwitz a cédé en 2016 son catalogue à Smithsonian Folkways Recordings (détails à cette adresse), il n’en reste pas moins un observateur avisé de l’actualité du blues, toujours actif sur les réseaux sociaux à quatre-vingt-onze ans ! Chapeau bas et merci…
Pour le plaisir, quelques titres en écoute.
– Tom Moore’s farm par Mance Lipscomb le 30 juin 1960. Le tout premier morceau gravé par le bluesman pour Strachwitz et McCormick, avant même son premier album pour Arhoolie.
– Blues come to Texas par Lil’ Son Jackson le 10 juillet 1960.
– Chicago blues par Sidney Maiden et K.C. Douglas le 5 février 1961. Tiré de la compilation « I Have to Paint my Face ».
– School boy par Big Mama Thornton et Fred McDowell le 20 octobre 1965.
– Ups and downs par L.C. « Good Rockin’ » Robinson le 9 septembre 1971.
– The judgement par Dave Alexander le 31 juillet 1972.
– Uncle Bud par John Delafose le 18 mai 1982.
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