Arhoolie F 1001 (« Texas Sharecropper » par Mance Lipscomb, 1960), Arhoolie F 1002 (« Tough Times » par Big Joe Williams, 1960), Arhoolie F 1003 (« R.K. Turner and His Steel Guitar » par Black Ace, 1960), Arhoolie F 1004 (« Lil Son Jackson », 1960), Arhoolie F 1005 (« I Have To Paint My Face », compilation, 1960)… Ce sont les cinq premiers albums (des LP, bien sûr, à l’époque) sortis par le label Arhoolie en 1960. Des disques, qui comme bien d’autres de la marque, sont aujourd’hui dans leurs éditions originales de véritables objets cultes. Parus en plein Blues Revival, ils restent de nos jours des références incontournables car ils sont les premiers d’une longue série de disques qui jouera un rôle fondamental dans la reconnaissance du blues au niveau planétaire. Vous connaissez l’homme à l’origine de ce phénomène, Chris Strachwitz. Tout comme vous savez qu’il vient de nous quitter, le 5 mai 2023, à l’âge de quatre-vingt-onze ans.
Nous avons évoqué Strachwitz à de nombreuses reprises sur ce site, et plus particulièrement dans notre rubrique « Mémoire de blues » le 5 décembre 2022, puis dans un article le 30 décembre 2022 pour annoncer la sortie le 14 novembre 2023 chez Chronicle Books d’un livre signé par Strachwitz et Joël Selvin, Down Home Music – The Stories and Photographs of Chris Strachwitz. Un ouvrage qui paraîtra donc à titre posthume… Ce qui nous donna l’occasion, surtout le 5 décembre dernier, de nous attarder sur le parcours de Strachwitz. Mais alors que cette figure centrale de l’histoire des musiques populaires quitte la scène, il nous semble important d’y revenir pour lui rendre hommage, en nous appuyant autant que possible sur des éléments non utilisés précédemment. Ainsi, outre les photographies, vous trouverez en fin d’article des liens vers des documentaires complets et une large sélection de chansons en écoute.
Venons donc maintenant à la biographie proprement dite de Chris Strachwitz, né le 1er juillet 1931 sous le nom de Christian Alexander Maria, comte Strachwitz von Gross-Zauche und Camminetz. Vous vous en doutez, il est donc issu d’une riche famille bourgeoise, qui vit à Gross Reichenau, un village allemand situé en Basse-Silésie en Allemagne. D’ascendance américaine, sa mère Friederike von Bredow Strachwitz se rend parfois aux États-Unis d’où elle ramène des 78-tours, et son fils se découvre un intérêt précoce pour les musiques populaires. Mais en 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la conférence de Postdam, qui réunit les États-Unis, l’URSS et le Royaume-Uni, sonne le glas du Troisième Reich. L’Allemagne est divisée en quatre zones d’occupation, et l’une d’elles concerne la Basse-Silésie, dont la plus grande partie devient polonaise. Dépossédés de leurs biens, les Strachwitz déménagent chez un oncle à Brunswick. Dans cette région alors occupée par les Britanniques, Chris Strachwitz entend à nouveau du jazz car les troupes britanniques et américaines en écoute beaucoup à la radio.
L’année 1947 marque un tournant décisif dans son existence. Deux sœurs américaines de sa grand-mère (ses grand-tantes, donc) décident de faire venir la famille Strachwitz qui s’installe d’abord à Reno, Nevada. Comme une de ses grand-tantes s’occupe d’une station de radio, Chris se retrouve d’emblée au contact de la musique populaire, notamment du hillbilly. Il part ensuite au sud de la Californie étudier, où il se plonge encore plus dans la musique (source : Masters of Traditional Arts) : « En Californie, XERB passait du hillbilly toute la journée. Je m’immergeais dans les sonorités des Maddox Brothers and Rose, des Armstrong Twins, de « T » Texas Tyler. Et sur KFVD, j’écoutais Hunter Hancock and his Harlem Matinee, ce qui m’a permis de découvrir le R&B. J’ai aussi vu le film New Orleans, et j’étais absolument scotché par cette musique interprétée entre autres par Louis Armstrong, Kid Ory, Meade Lux Lewis et Billie Holiday. Je devins complètement dingue du jazz de La Nouvelle-Orléans. Et j’achetais tous les disques que je pouvais me payer. »
À partir de 1951, Chris Strachwitz étudie à l’université Pomona à Claremont (à l’est de Los Angeles) puis à Berkeley. Après son service militaire achevé en 1956, effectué en Autriche et durant lequel il voit des groupes américains en tournée, il enseigne l’allemand et les sciences sociales dans différents établissements à Los Gatos et San Jose. Au bilan, son cursus universitaire est impressionnant car il aura étudié l’ingénierie, les mathématiques, la physique, les sciences politiques et sociales ! Ce qui ne l’empêche pas de consacrer tout son temps libre à la musique dans des registres parfois inattendus, par exemple en programmant des artistes lors de matches de football américain. Outre le jazz et le R&B, il s’intéresse désormais également de près au blues et assiste à des concerts de Howlin’ Wolf, Lightnin’ Hopkins… En passionné, il collectionne, vend et échange des disques, et sans doute en 1954, son tout premier reportage porte sur le bluesman originaire de la Côte Est Jesse Fuller. Ses rencontres avec le producteur local Bob Geddins et le musicologue Sam Charters (qui étudia aussi à Berkeley), ainsi qu’une correspondance assidue avec l’auteur et historien anglais Paul Oliver, achèvent de le convaincre qu’il a un rôle à jouer dans la diffusion des musiques populaires.
En 1959, avec le soutien de Sam Charters, il se rend à Houston, Texas, dans l’espoir d’enregistrer le légendaire Lightnin’ Hopkins. Mais le bluesman texan a des exigences financières au-dessus de ses moyens, et l’équipement de Strachwitz s’avère en outre trop modeste. Strachwitz ne se décourage pas et revient l’année suivante. Il entre en contact avec Mack McCormick, passionné de blues et chauffeur de taxi qui cherche à devenir le manager plus ou moins officiel de l’insaisissable Lightnin’ Hopkins (il finira par y parvenir…). Strachwitz souhaite lancer son label discographique et McCormick lui suggère de l’appeler Arwhoolie. D’après la Arhoolie Foundation, qui cite un enregistrement de terrain de la librairie du Congrès qui utilisait cette orthographe, Strachwitz lui aurait alors demandé : « Ar quoi ? » Finalement, le « w » disparaîtra… Nous savons désormais que le terme arhoolie fait référence aux field hollers (dérivés de hoolies, hallo, halloo…), qui désignent ces « cris des champs » employés par les esclaves sur les plantations pour communiquer et se donner du courage au travail (notre article du 2 octobre 2021).
Malgré l’aide de McCormick, les recherches menées par Strachwitz en 1960 pour trouver Lightnin’ Hopkins restent vaines (ce ne sera pas toujours le cas et Hopkins gravera des albums pour Arhoolie à partir de 1962). Mais sa campagne texane est néanmoins extrêmement fructueuse d’autant qu’elle s’étend au Mississippi et à la Louisiane. Tout d’abord, elle lui permet une découverte essentielle, celle du magnifique chanteur et guitariste de Navasota Mance Lipscomb, qui inaugure donc cette même année le catalogue Arhoolie avec un premier album, et en réalisera cinq autres jusqu’en 1974 pour la marque. Il en profite pour consacrer des albums à des bluesmen renommés comme Black Ace et Lil’ Son Jackson, mais aussi pour en réunir d’autres moins connus sur la compilation « I Have To Paint My Face » : Sam Chatman, Butch Cage, Willie Thomas, Jasper Love, Kathryn Pitman, Wade Walton, R.C. Smith et Columbus Jones.
Arhoolie est désormais sur les rails, et à compter de 1962, Strachwitz se dédie exclusivement à la musique. Dans les années 1960, Lightnin’ Hopkins, Mercy Dee Walton, Whistling Alex Moore, Lowell Fulson, Joe Turner, Guitar Slim & Jelly Belly, Blind James Campbell, K.C. Douglas, Mance Lipscomb, Clifton Chenier, Fred McDowell, Bukka White, Robert Shaw, Fred McDowell, Big Mama Thornton, Johnny Young, Jesse Fuller, John Jackson, Juke Boy Bonner, Earl Hooker, Big Joe Williams et autre John Littlejohn viennent enrichir le catalogue Arhoolie qui prend place parmi les plus importants de l’époque. Chris Strachwitz continue de sortir en parallèle de ses albums des compilations. Cette méthode permet de favoriser un large accès au blues auprès du plus grand nombre. Souvenons-nous en effet qu’au début des années 1960, le blues ne sortait que très ponctuellement des frontières américaines et que son public était essentiellement afro-américain. Ainsi, Chris Strachwitz et Arhoolie, au moment du Blues Revival, des premières tournées européennes de l’American Folk Blues Festival ou de la naissance du British Blues Boom, s’inscrivent bel et bien en vecteurs essentiels de cette musique.
Mais en étudiant bien son catalogue, on relève que Strachwitz va au-delà du blues et s’intéresse à d’autres formes de musiques raciniennes vernaculaires, qui comprennent certes le jazz, le gospel, les strings bands et différents courants de la country, mais aussi d’autres venues du Mexique (corrido, norteno) et des Tejanos du Texas… Enfin, il joue également un rôle de tout premier ordre en faveur de la reconnaissance des traditions originaires de Louisiane comme la musique cajun et le zydeco, devenant notamment le premier à consacrer des albums à Clifton Chenier. Dans les années 1970, il poursuit son œuvre avec de nouveaux artistes dont Charlie Musselwhite, le Bahaméen Joseph Spence, L.C. « Good Rockin’ » Robinson, Piano Red, Dave Alexander, J.C. Burris, Big Joe Duskin, John Delafose… Les compilations sont toujours là, mais Strachwitz y ajoute progressivement des rééditions (d’autres labels mais aussi d’Arhoolie, surtout avec l’avènement du CD) pour élargir encore davantage son spectre.
Plus près de nous, à la fin des années 1990, Chris Strachwitz donne une nouvelle preuve de son flair en produisant des albums de Sacred Steel (une forme de gospel moderne avec un emploi marqué de la steel guitar) : plusieurs pionniers du genre comme Sonny Treadway, Aubrey Ghent et les Campbell Brothers étoffent ainsi l’incomparable catalogue Arhoolie. Pour être complet, on précisera que Strachwitz réalisa aussi des interviews lors de ses nombreux enregistrements de terrain et qu’il anima durant plusieurs décennies des émissions de radio spécialisées. Ses archives, que l’on sait absolument considérables (on parle de plus de 40 000 documents enregistrés !) ont été rassemblées par la Arhoolie Foundation, et leur propriétaire a cédé en 2016 son catalogue à Smithsonian Folkways Recordings. Il est heureux que son legs inestimable, un patrimoine parmi les plus importants du XXe siècle dans le domaine des musiques populaires, soit ainsi préservé, et Chris Strachwitz peut reposer en paix.
À voir
– Down Home Music (1963, film complet), extraordinaire documentaire de Dietrich Wawzyn, qui se fit accompagner en 1963 par Chris Strachwitz dans une quête des musiques raciniennes.
– I Went to the Dance (1989, bande-annonce), superbe film de Les Blank et Chris Strachwitz sur la musique cajun.
– This Ain’t No Mouse Music! (2013, bande-annonce), film de Chris Simon et Maureen Gosling sur le parcours de Chris Strachwitz.
– Down-Home Music, The Story of Arhoolie Records (2020, film complet), documentaire de Chris Strachwitz et Kirl LeClaire, testament du grand monsieur…
À écouter
– Bout a spoonful en 1960 par Mance Lipscomb. Chanson du premier album Arhoolie.
– Turn your lamp down low en 1960 par Lil’ Son Jackson.
– Forty-four blues en 1960 par Butch Cage et Willie Thomas.
– Desert blues en 1960 par Jasper Love.
– Allons à Lafayette en 1961 par Paul McZiel et Wallace Gernger.
– Jesus died on the cross to save the world en 1963 par Bukka White.
– Louisiana blues en 1965 par Clifton Chenier.
– School boy en 1965 par Big Mama Thornton et Fred McDowell.
– Crosscut saw en 1965 par Johnny Young.
– Slavery en 1967 par Lightnin’ Hopkins.
– Going the road feelin’ bad en 1967 par John Jackson.
– Anna Lee en 1968 par Earl Hooker.
– Rats and roaches in my kitchen en 1970 par Silas Hogan.
– Hobo blues en 1971 par Johnie Lewis.
– Railroad blues en 1971 par Eli Owens.
– St. James infirmary en 1972 par Dave Alexander.
– If trouble was money en 1974 par Charlie Musselwhite.
– Down the road apiece en 1977 par Big Joe Duskin.
– Oh, négresse en 1982 par John Delafose.
– Pass me not en 1997 par les Campbell Brothers.
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