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Avant de devenir une véritable star de la musique country, ce génie de l’harmonica que fut DeFord Bailey enregistra plusieurs faces qui influenceront bien des spécialistes du blues à l’instrument. Trente-deux ans après la sortie de l’édition originale, le livre fondamental sur l’artiste que l’on doit à David C. Morton et Charles K. Wolfe, Deford Bailey: A Black Star in Early Country Music (University of Illinois Press), vient d’être réédité ce 10 juillet 2023, avec une nouvelle préface de Dom Flemons. Voici une belle occasion d’évoquer un visionnaire dont le parcours est loin d’être linéaire. Petit-fils d’esclaves (dont un grand-père violoniste), DeFord Bailey voit le jour le 14 décembre 1899 près de Bellwood, Tennessee. À un an, il perd sa mère, et sa tante et son oncle, Barbara Lou et Clark Odum, l’adoptent. Deux ans plus tard, à trois ans, il apprend l’harmonica et contracte la poliomyélite, ce qui ne sera pas sans conséquence : il restera bossu et ne dépassera jamais 1,45 m…

Vers 1927. © : Country Music Hall of Fame and Museum.

Pour lutter contre le sort contraire, il se réfugie dans la musique qu’il côtoie donc dès sa tendre enfance, comme le relate David C. Morton dans son livre : « Mes vieux ne m’ont pas offert de hochet, ils m’ont donné un harmonica. » Durant sa longue convalescence, il perfectionne son jeu d’harmonica en imitant les bruits qui l’entourent, comme le sifflement des trains, les aboiements des chiens qui pourchassent les renards et tous les sons des animaux qu’il entend dans les fermes locales pour lesquelles travaille son père adoptif. Il a neuf ans quand sa famille emménage non loin de Nashville. Désormais moins handicapé par la maladie, il apprend de nouveaux instruments à cordes (guitare, mandoline et banjo) et chante à l’église. Bailey est alors au contact d’une musique de type string band qu’il qualifiera lui-même de « Black hillbilly music », dont le répertoire est souvent commun aux Noirs et aux Blancs.

© : Nashville Music Television.

Quand il se fixe à Nashville en 1918, Bailey est un artiste suffisamment accompli mais il ne se produit pas en professionnel et vit de petits boulots : domestique, garçon de courses, liftier. Dans la capitale du Tennessee, il en profite pour apprendre des styles comme le blues et le jazz, en écoutant des disques (et bientôt la radio alors naissante) et en assistant à des concerts. Il l’ignore, mais en assimilant ces différents courants, DeFord Bailey va s’inscrire en pionnier essentiel en créant une passerelle entre les traditions de l’old-time music du XIXe siècle et les musiques alors « modernes » que sont le blues et le jazz, mais aussi entre les Noirs et les Blancs, en pleine ségrégation. Il finit par se faire remarquer en gagnant un concours d’harmonica le 6 décembre 1925 pour la radio WDAD à Nashville.

© : Stefan Wirz.

Désormais, les événements se précipitent. Le 14 janvier 1926, il fait sa première apparence en radio, toujours pour WDAD (effectivement annoncée par The Nashville Tennessean du 10 janvier 1926, qui cite aussi le Tennessee Council Pickers Orchestra, Council Summers et Peter Bale), alors que Morton signale dans son livre une participation à une émission le 19 juin 1926, cette fois pour WSM. Il revient plus régulièrement sur cette radio, et le 10 décembre 1927, il joue Pan American blues (aussi Pan American Express), un instrumental aujourd’hui considéré comme le premier solo d’harmonica blues. Grâce à cela, Bailey va devenir une vedette de l’émission phare de WSM, Grand Ole Opry (dont il est le premier Afro-Americain au programme), la plus importante de la country, lancée en 1925 et qui opère toujours de nos jours. La popularité de Bailey grandit d’autant plus vite que son jeu d’harmonica d’un incroyable modernisme pour l’époque et qui favorise la mélodie servira de base à bien des instrumentistes de la country.

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Mais cette dernière est blanche alors que Bailey est noir… Dès lors, il ne peut enregistrer que des race records, ces disques faits par des Noirs pour des Noirs. Et avant même Grand Ole Opry, il entre pour la première fois en studio le 1er avril 1927 et grave deux faces pour Columbia, Pan American Express et Hesitation mama, qui inexplicablement restent inédites à ce jour ! Heureusement, les 18 et 19 avril, cette fois pour Brunswick, Vocalion et Victor, il signe quinze nouveaux morceaux dont dix sont édités. En 1932, Victor sort un single que Bailey partage avec l’harmoniciste Noah Lewis, en fait enregistré en 1928. Parallèlement, il continue de participer à Grand Ole Opry et accompagne les plus grandes vedettes de la country. Mais le joug de la ségrégation qui l’empêche notamment de fréquenter les mêmes restaurants et hôtels que les artistes blancs en tournée se fait toujours plus lourd, et il est en outre mal payé par WSM. En 1941, suite à un différend pour des questions de droits qui l’empêchent d’interpréter ses morceaux les plus connus, il est licencié par WSM.

© : The Tennessean.

DeFord Bailey décide alors d’abandonner la musique et ses quelques faces de 1927 et 1928, uniquement des instrumentaux, constitue son unique legs artistique (même si David C. Morton l’enregistrera de façon informelle dans les années 1970, voir plus bas). Malgré cela, elles auront marqué à jamais l’histoire de la musique. Outre la country, ses solos bien structurés (l’harmonica était avant lui un instrument rythmique) inspireront les premiers adeptes du blues dans les jug bands, dont Noah Lewis et Will Shade. Même si leurs styles diffèrent, il faudra attendre John Lee « Sonny Boy » Williamson au tournant des années 1930 et 1940 pour retrouver pareil novateur à l’instrument. À partir de 1941, Bailey, qui ne cessera jamais complètement de jouer de l’harmonica, vit d’une petite boutique de cireur de chaussures qu’il avait ouverte en 1933 et en louant des chambres de sa maison. Il fait ensuite de rares apparitions publiques, dont une le 14 décembre 1974 : pour ses soixante-quinze ans, il se produit lors d’un évènement de WSM, Grand Ole Opry House. Sans sortir de sa retraite, il laissera David C. Morton l’enregistrer chez lui entre 1974 et 1976 (un album composé de morceaux souvent très courts et d’échanges sera édité en 1998 par la Tennessee Folklore Society, « The Legendary DeFord Bayley – Country Music’s First Black Star »), et acceptera encore quelques invitations de l’émission qui fit sa gloire, pour la dernière fois le 3 avril 1982, démontrant un verve quasi intacte… Trois mois plus tard, le 2 juillet 1982, DeFord Bailey nous quittait à l’âge de quatre-vingt-deux ans.

DeFord Bailey, Pete « Bashful Brother Oswald » Kirby et Roy Acuff avant leur performance à la Grand Ole Opry House le 14 décembre 1974. © : Dale Ernsberger / The Tennessean.

On le surnommait « The Harmonica Wizard », le magicien de l’harmonica, ce qui n’a rien d’usurpé. Avant de conclure avec notre habituelle sélection de morceaux en écoute, nous vous proposons sa propre définition de l’harmonica : « Un harmonica doit parler, juste comme vous et moi. À chaque fois que je joue, je parle, mais bien des gens ne comprennent pas. Souffler dans un harmonica, c’est comme aller à l’école pour apprendre des langues étrangères. On doit apprendre à le faire parler de multiples façons. Je peux lui faire dire tout ce que je veux. »
Deford Bailey: A Black Star in Early Country Music, David C. Morton et Charles K. Wolfe, University of Illinois Press, 224 pages, 19,95 dollars.

© : Country Music Hall of Fame and Museum.

Up country blues en 1927.
Pan American blues en 1927 (et non 1928 comme mentionné par erreur sur YouTube).
Old hen cackle en 1927.
Kansas City blues en 1947. Document rarissime avec Bailey au chant et à la guitare !
John Henry en 1928.
Swing low, sweet chariot en 1973.
DeFord Bailey: A Legend Lost en 2005, documentaire de PBS.