En 1993, sans doute comme bien des amateurs de blues, je m’étais rué sur le livre Nothing But The Blues: The Music and the Musicians, à peine paru chez Abbeville Press. Plus qu’un livre, il s’agit d’un véritable dictionnaire encyclopédique dont Lawrence Cohn est le directeur éditorial, décliné en onze grands chapitres thématiques avec le concours d’auteurs dont les noms laissent rêveur : Samuel Charters, David Evans, Richard K. Spottswood, Mark A. Humphrey (deux chapitres), Bruce Bastin, Charles Wolfe, John H. Cowley, Barry Pearson, Jim O’Neal et Mary Katherine Aldin. Trente après la sortie de cet ouvrage historique et fondamental, Larry Cohn a donc décidé de tirer sa révérence, le 31 octobre 2023 à l’âge de quatre-vingt-onze ans.
Lawrence Cohn voit le jour le 5 octobre 1932 à Lebanon, une ville du sud-est de la Pennsylvanie. Il n’y reste pas longtemps car sa famille s’installe à Bensonhurst, dans l’arrondissement de Brooklyn à New York, où il grandit. Bensonhurst compte 75 % d’habitants d’origine sicilienne, ce qui fera dire plus tard à Cohn que c’était un « quartier de la mafia », ce qui n’est pas si anodin comme nous le verrons plus loin… Il s’intéresse très tôt à la musique, comme le relate Scott Barretta dans son remarquable article « The Collector » publié dans Spin en 2021 « J’ai commencé à écouter à neuf ans, et vers mes douze ans j’avais des disques de Jelly Roll Morton, de Lead Belly, tous ces gars qui jouaient du boogie-woogie, et ça ne s’est jamais arrêté, je n’ai jamais cessé d’adorer ça. » Ses goûts sont alors éclectiques car il écoute à la radio du boogie-woogie, du jazz, de la country, du gospel et bien sûr du blues. À quinze ans, il écume les disquaires dont il ramène des « piles de 78-tours d’occasion », et assiste en grandissant à des concerts.
Parallèlement, il poursuit des études supérieures, toutefois interrompues par son service au moment de la guerre de Corée. Mais la guerre prend fin au moment où il termine ses classes (Barretta) : « Je me suis retrouvé à jouer au basket-ball pour l’armée pendant deux ans, on a joué au Madison Square Garden avant les [New York] Knicks. On voyageait dans tout le pays, on n’a jamais porté l’uniforme, on touchait des indemnités journalières, on séjournait dans les meilleurs hôtels, on nous traitait comme des rois. » De retour à la vie civile, Cohn termine ses études de droit. Tout le destine à devenir avocat mais la perspective l’enchante peu. Il suit donc une formation complémentaire et devient agent fédéral pour Robert Kennedy, nommé procureur général (ministre de la Justice) des États-Unis sous la présidence de son frère. Ironie du sort, Larry Cohn, qui exerce pour les départements du Trésor et de la Justice, est plus particulièrement chargé de lutter contre la mafia, se trouvant ainsi sans doute au contact d’habitants du quartier de son enfance !
Ses fonctions n’empêchent pas Larry Cohn de continuer à se dédier à la musique, d’abord comme auteur dans des revues (il obtient pour cela des dérogations). Après des débuts en 1963 dans Saturday Review dans laquelle il tient une rubrique musicale régulière sur le blues, il collabore à 78 Quarterly, un magazine apprécié des collectionneurs, car comme son nom l’indique, il fait une belle place aux disques rares (lire notre article du 3 février 2023, consacré à Peter Whelan, fondateur de 78 Quarterly). En outre, en plein Blues Revival, il signe un grand nombre de notes de pochettes de disques portant sur des artistes essentiels dont Mississippi John Hurt, Son House, Big Joe Williams, John Lee Hooker et Lightnin’ Hopkins, sans oublier ceux qui font l’objet de rééditions comme Lead Belly, Blind Lemon Jefferson, Blind Willie McTell… Dans les années 1960, les livres sur le blues sont rares et les revues spécialisées encore davantage (mais la création de Soul Bag, en 1968, est proche !), et les notes de pochettes des 33-tours constituent souvent le seul support pour disposer d’éléments biographiques sur les artistes.
En 1968 justement, Larry Cohn quitte son poste au gouvernement et devient un membre éminent (et à vie !) d’une autre mafia, la « blues mafia » pour reprendre sa propre formule, qui désigne à l’origine ceux qui « refusaient d’écouter tout ce qui datait d’après le milieu des années 1930 » ! Et les choses vont très vite. Engagé comme stagiaire par Columbia, il est propulsé à la vice-présidence d’Epic Records six mois plus tard ! Une fonction qui lui ouvre les horizons les plus divers et prend des contours parfois inattendus. Il travaille ainsi pour Playboy Records (du groupe qui détient le magazine érotique, sur lequel sont produits en 1972 les premiers singles américains du groupe ABBA !) et pour CBS, pour des artistes et groupes pop et rock comme Cheap Trick, Redbone, REO Speedwagon, Billy Joel, Poco, Santana, Neil Diamond, mais aussi d’autres liés au blues : Johnny Otis et son fils Shuggie, les frères Edgar et Johnny Winter, Fleetwood Mac, Jo Ann Kelly, Taj Mahal…
Sa carrière prend ensuite un virage inattendu dans la deuxième moitié des années 1980 et il vit durant cinq ans à Paris. Toujours passionné de blues, il fréquente assidument le disquaire Boogie à Levallois-Perret, tenu par Jacques Périn et Jean-Pierre Arniac, et qui n’est autre que le fief de Soul Bag ! Larry Cohn retrouve les États-Unis et CBS en 1990, qui appartient depuis deux ans au groupe Sony Music. Il en profite pour se plonger dans les archives des labels historiques du groupe, en particulier Columbia, et déniche ainsi d’incroyables raretés souvent inédites des pionniers du blues, dont des test pressings issus des matrices originales… Le fruit le plus célèbre de ses travaux vient avec la sortie en 1990 de la première intégrale relative à Robert Johnson, « The Complete Recordings », qui sera récompensée d’un Grammy Award l’année suivante. Toujours en 1990, Cohn fait partie des fondateurs de Legacy Recordings, une branche de rééditions de Sony Music au sein de laquelle il se charge de la fameuse série Roots n’ Blues. Elle comptera une centaine de références portant majoritairement sur le blues, mais aussi la country, le gospel et la musique cajun, et culminera en 1992 avec le coffret de quatre CD « Roots N’ Blues: The Retrospective 1925-1950 ». Compte tenu de son importance dans la reconnaissance de ces traditions musicales dans le monde, il s’agit du legs le plus important laissé par Larry Cohn.
Mais il continuera d’œuvrer jusqu’à la fin. Outre le livre Nothing But The Blues: The Music and the Musicians en 1993, évoqué en introduction du présent article, il participera en 1997 comme consultant (avec David Evans, William Ferris et Kip Lornell) au documentaire de David Fulmer sur Blind Willie McTell, Blind Willie’s Blues: A Documentary (aussi connu sous le titre Georgia Blues). Ses derniers travaux concerneront des rééditions (toujours à partir de son incomparable collection), et en 2019, à quatre-vingt-sept ans, il produira « It’s The Best Stuff Yet » chez Frog, une merveille composée d’inédits et raretés du Piedmont Blues comprenant notamment des faces de la dernière session de Blind Willie McTell en 1956. Après cela, Larry, par ailleurs multirécompensé, méritait bien de figurer parmi les « 100 Most Important People in the Music Business » (les 100 personnalités essentielles de l’industrie musicale), un titre « officieux » qui lui fut décerné au début des années 1990…
Mon premier contact avec Larry Cohn date de 2011, lors de la préparation d’un voyage aux États-Unis à l’occasion du centenaire de la naissance de Robert Johnson, en vue d’un article pour Soul Bag. Il m’avait gentiment invité chez lui à Los Angeles, mais ce fut impossible à organiser et nous avions privilégié le Mississippi, terre d’origine de Johnson. Heureusement, Nicolas Teurnier, rédacteur en chef de Soul Bag, s’est chargé d’interviewer Larry Cohn au sujet de l’intégrale du bluesman. Et dans le numéro 203 de la revue, nous avons pu réaliser un dossier complet sur Johnson, avec un article de Gérard Herzhaft, un autre avec l’interview de Larry Cohn, et donc le mien. Je peux vous assurer que je n’en menais pas large à l’idée de rédiger un article aux côtés de MM. Herzhaft et Cohn ! Trois ans plus tard, en 2014, alors que je travaillais chez Glénat, l’éditeur qui se préparait à publier la sublime BD Love in Vain de Jean-Michel Dupont et Mezzo que Larry avait bien voulu préfacer, nous avions à nouveau échangé. Dans un long e-mail, il m’avait parlé de sa parenthèse française, de Jacques Périn, de Boogie, et d’une mystérieuse femme avec laquelle il entretint visiblement une relation et qu’il appelait « La Pompadour » si ma mémoire ne me trahit pas !
Enfin, en 2015, Larry avait décidé de vendre sa collection. Bien naïf, je lui avais demandé s’il pouvait m’envoyer la liste de ses trésors pour que j’en parle, et il m’avait répondu : « Mon cher, il me faudrait une autre vie rien que pour te dresser la liste détaillée de mes possessions ! » Pour info, il est vrai que sa collection comptait environ 9 000 LP, 3 000 78-tours, 350 test pressings, entre 18 000 et 20 000 CD, entre 1 000 et 2 000 bandes magnétiques, quelques milliers de livres et de revues… Ces derniers temps, Larry se faisait plus discret et il n’avait pas répondu à mon dernier message en juillet dernier suite au décès de Chris Strachwitz. Je le savais diminué depuis quelques mois et je n’avais pas osé insister. Good bye Larry, and see you soon.
Pour conclure cet article, je vous propose des interviews en vidéo de Larry Cohn.
– La première, enregistrée en 2013 par Michael Blaze, s’intitule Larry Cohn – Robert Johnson’s Delta Blues.
– Ensuite, une série en quatre épisodes réalisée en 2016 par À la carte Los Angeles, intitulée Lawrence Cohn, Music Producer : épisode 1, épisode 2, épisode 3 et épisode 4.
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