Si Mamie Smith grave presque fortuitement le 20 août 1920 un titre dont nous convenons qu’il s’agit du premier blues de l’histoire (Crazy blues chez OKeh, une composition écrite en 1918 par Perry Bradford d’abord intitulée Harlem blues), d’autres chanteuses vont l’imiter dans les mois qui suivent. Lucille Hegamin sera la première avec des faces commercialisées en novembre 1920, suivie de Mary Stafford en janvier 1921, Katie Crippen et Revella Hughes (février-mars 1921, mais ces deux chanteuses sont plutôt rattachées au jazz), puis Ethel Waters, Lillyn Brown, Lavinia Turner, Lulu Whidby, Daisy Martin, Gertrude Saunders et Alberta Hunter, toutes entre mars et mai 1921. Parmi ces chanteuses qui sont donc les pionnières du Classic Blues, le courant initial de cette musique, seules Lucille Hegamin, qui sortira brièvement de sa retraite au début des sixties, Ethel Waters, qui privilégiera toutefois le cinéma dès les années 1930, et Alberta Hunter poursuivront leur carrière après la disparition du style avec la Grande Dépression. C’est dire l’importance du rôle de Hunter…
Alberta Hunter naît le 1er avril 1895 à Memphis, Tennessee. Sa mère, Laura Peterson, est femme de ménage dans une maison close, et son père, Charles E. Hunter, est porteur, mais il quitte le foyer conjugal peu après la naissance d’Alberta qui suit néanmoins une scolarité à peu près normale. Sa mère se remarie en 1906, mais la jeune fille vit mal la situation, et à peu près au même moment (ou peut-être un peu plus tard selon les sources), soit à seulement onze ans, elle fugue et part à Chicago, où elle se réfugie chez un ami de sa mère. Malgré son jeune âge, alors qu’elle ambitionne déjà de devenir chanteuse, elle trouve un emploi dans une pension (sa principale tâche consiste à éplucher des pommes de terre) moyennant 6 dollars la semaine avec le gîte et le couvert. Elle ne renonce pas au chant, se déguise pour paraître plus âgée, et parvient ainsi à se produire, probablement à partir de 1911 (elle a alors seize ans) dans des bars et différentes maisons closes, avec la complicité des dames de petite vertu habituées de ces lieux.
En 1914, elle rencontre Tony Jackson, un pianiste, compositeur et chanteur de jazz originaire de La Nouvelle-Orléans, qui devient son mentor et lui ouvre les portes d’établissements plus « fréquentables », dont le Panama Club qui est réservé aux Blancs, où elle chante et danse. Ce sera d’ailleurs une caractéristique du début de carrière d’Alberta, qui se produit indifféremment devant des publics noirs ou blancs. En 1917, elle signe un contrat de cinq ans au Dreamland Café avec l’orchestre de King Oliver ! Payée 35 dollars par semaine, elle fait venir sa mère à Chicago et s’en occupera jusqu’à la fin. Toujours en 1917, et nombre de sources continuent de faire circuler cette information, Alberta Hunter aurait entrepris cette même année une tournée européenne passée par Londres et Paris, notamment avec Paul Robeson dans la comédie musicale itinérante Show Boat. C’est rigoureusement impossible : le roman homonyme qui a inspiré la comédie musicale a été publié en 1926 et la première londonienne date de 1928, avec effectivement cette fois la présence de Hunter et de Robeson. Je me devais de préciser cela pour lever toute forme de doute car nous sommes le 1er avril, et d’aucun(e)s pourraient y voir une farce de ma part. Quant à Alberta Hunter, elle viendra certes en France, mais dix ans plus tard, en 1927 !
La chanteuse épouse Willard Saxby Townsend en 1919 mais l’union dure seulement deux mois. À l’issue de cette expérience, Alberta Hunter s’aperçoit qu’elle préfère les femmes. Elle entretiendra une relation avec Lottie Tyler (la nièce du comédien Bert Williams, une des premières vedettes afro-américaines du muet) jusqu’à la mort de celle-ci en 1929. En 1921, la réputation d’Alberta est bien établie. Elle attire l’attention de Harry Pace, qui vient de fonder Black Swan (premier label important géré par des Afro-Américains, mon article du 25 février 2023), et grave ses premières faces en mai 1921. L’année suivante, elle enregistre une chanson qu’elle a écrite, et dont Lovie Austin a composé la musique, Downhearted blues, reprise en 1923 par Bessie Smith qui en vend quelque 800 000 exemplaires en six mois, chiffre évidemment faramineux pour l’époque.
Hunter enchaîne alors les disques pour les principales marques des années 1920, Paramount, Gennett, OKeh, Victor. Parallèlement, en 1925, elle devient la première artiste de blues, femmes et hommes confondus, à effectuer une tournée européenne. Lors d’un nouveau voyage en 1927, elle passe cette fois par la France, sur la Côte d’Azur puis à Paris, avant de revenir en 1929 dans les clubs de jazz qui se créent alors en nombre dans la capitale française. Bien entendu, comme nous l’avons évoqué plus haut, elle s’était produite en 1928 avec Paul Robeson, mais pas en France. Alberta Hunter est bien sûr touchée par la crise économique de 1929, et signe seulement deux chansons le 18 juillet pour Columbia. Mais, contrairement à la plupart de ses paires qui ont cessé d’enregistrer, elle réapparaît en 1935 chez ARC, en 1939 chez Decca, en 1940 chez Bluebird…
En fait, elle ne cesse jamais son activité, poursuit ses tournées internationales, s’installe à New York où elle enregistre cette fois avec de grands jazzmen dont Louis Armstrong et Sydney Bechet. Inlassable, elle accompagne les troupes américaines durant la Seconde Guerre mondiale puis la guerre de Corée au début des années 1950. Puis sa mère, dont elle est très proche, décède en 1957. Très affectée, Alberta Hunter décide de se retirer de la scène musicale, mais elle souhaite encore servir la société. Désormais âgée de soixante-deux ans, elle fait croire qu’elle en a cinquante, « s’invente » une qualification et se fait engager comme infirmière au Goldwater Memorial Hospital à New York, où elle exerce pendant vingt ans ! Durant cette période, elle s’accorde toutefois deux parenthèses musicales en sortant les albums « Alberta Hunter With Lovie Austin’s Blues Serenaders » (Riverside, 1961) et « Songs We Taught Your Mother » (avec Lucille Hegamin et Victoria Spivey, Prestige-Bluesville, 1962). Enfin, en 1977, à quatre-vingt-deux ans, mais ses employeurs pensent qu’elle en a soixante-dix, elle prend cette fois sa retraite.
Mais pas sa retraite musicale. Car l’octogénaire donne d’abord un concert au Cookery à Greenwich Village, dont Varèse Sarabande fera un album en 2001, « Downhearted Blues: Live At The Cookery ». Elle est également repérée par John Hammond en personne qui préside aux destinées de la prestigieuse marque Columbia, et enregistre quatre nouveaux albums : « Remember My Name » (bande originale du film, 1978), « Amtrak Blues » (1980), « The Glory of… Alberta Hunter » (1982) et « Look for the Silver Lining » (1983). L’année suivante, le 17 octobre 1984, soixante-trois ans après ses débuts sur disque, sans jamais avoir quitté la scène, l’incroyable Alberta Hunter s’éteint à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
Mais une information que je peux également qualifier d’incroyable vient de me parvenir concernant l’album « Alberta Hunter With Lovie Austin’s Blues Serenaders », enregistré le 1er septembre 1961 à Chicago, avec, outre Hunter au chant et Austin au piano, Darnell Howard à la clarinette, Jimmy Archey au trombone, Pops Foster à la basse et Jasper Taylor à la batterie. Or, peu auparavant, en juillet, Muddy Waters avait gravé pour Chess un single (Lonesome room blues/Messin’ with the man) avec son groupe d’alors, composé de Matt « Guitar » Murphy (guitare), Otis Spann (piano), Boyd Atkins et Marcus Johnson (saxophone), Milton Rector (basse) et Al Duncan (batterie). Muddy, informé de la venue d’Alberta qu’il admirait, l’avait invitée à se produire avec lui, et en échange, la chanteuse lui a proposé de partager le studio lors des séances de son album.
Et de fil en aiguille, les deux formations ont en quelque sorte « fusionné » et enregistré ensemble plusieurs chansons. Les bandes auraient pu rester ad vitam æternam au fond d’un tiroir, mais c’était sans compter avec l’abnégation du célèbre ethnomusicologue, anthropologue et producteur Don J. « Silly Pinhead » Trump. Il vient en effet de se procurer les enregistrements originaux et annonce que douze morceaux sont prêts et qu’il les sortira sur son label Meaningless Records le 5 novembre 2024, avec un album intitulé « Alberta and Muddy Are the Blues ». Une date qu’il n’a pas choisie au hasard, car c’est tout simplement celle de la prochaine édition de l’élection présidentielle aux États-Unis. Comme il l’explique dans son communiqué, le propriétaire des disques Meaningless se souvient qu’Alberta Hunter a chanté en 1979 à la Maison Blanche pour Jimmy Carter. Un très bel hommage bien mérité pour cette grande dame.
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