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Retour de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. L’expression du jour est killing floor, deux mots qui n’augurent rien de joyeux, surtout le premier, killing, du verbe to kill, « tuer ». Quant au terme floor, il désigne en l’occurrence un sol sur lequel il ne fait généralement pas bon se trouver. Dans les textes du blues, on retrouve bien entendu ce côté sombre, mais, selon les interprètes, et cela fait tout son intérêt, le killing floor peut prendre diverses formes.

Union Stock Yards, Chicago, vers 1900. © : Corbis Images / Wall Street Journal.

Si on ne peut dater précisément les origines de l’expression, le killing floor désigne d’abord assurément le lieu dans un abattoir où on dépouille, dépèce et découpe les animaux, juste après la mise à mort. On pense alors inévitablement aux Union Stock Yards, ces immenses parcs à bestiaux et abattoirs fondés en 1865 dans le South Side de Chicago. De cette époque jusque dans les années 1920, ils furent les plus importants du monde, avant de décliner pour finalement fermer en 1971. De très nombreux Afro-Américains migrèrent des États du sud vers ceux du nord dans les années 1920, 1930 et 1940, et bien des bluesmen installés dans le South Side de la Windy City travaillèrent dans ces abattoirs.

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Le 31 août 1917, Maceo Pinkard (coauteur en 1925 de Sweet Georgia Brown !) publie une composition intitulée Stock Yard blues, qui sera enregistrée sous le titre Stockyard blues en février 1918 par deux formations, le Van Eps Trio et le Brunswick Military Band, mais ce sont des instrumentaux qui préfigurent le jazz. En revanche, le Stock Yards strut gravé le 6 août 1926 par les Freddie Keppard’s Jazz Cardinals est un « vrai » jazz tout droit venu de La Nouvelle-Orléans, mais il est également instrumental. On note au sein de ce groupe la présence au chant sur la face B du 78-tours (Salty dog) de Papa Charlie Jackson… On en vient ainsi doucement au blues à proprement parler, avec le grand Son House, auteur en août 1930 de Dry spell blues. Pas question toutefois d’abattoir mais de la crise économique qui plonge les gens dans le plus grand dénuement, contraints d’errer sans ressources ni domicile fixe.

Moutons à l’entrée des Union Stock Yards, Chicago, 1902. © : Chicago Histrory Museum ICHi-004082 / WTTW.

Puis, en novembre 1930, le duo composé de Kansas City Kitty et Georgia Tom signe Killing floor blues. Et cette fois, la chanteuse ne laisse pas planer le doute dès les premiers mots de la chanson : son homme travaille aux Stock Yards. Mais il y a aussi un double sens à connotation sexuelle, car le couteau à la lame de neuf pouces de son amoureux (censée être utilisée pour la découpe des bêtes) pourrait très bien être en fait son… pénis ! Et bien évidemment, l’année suivante, en février 1931, Skip James grave un des blues les plus extraordinaires de l’histoire de cette musique, Hard time killin’ floor blues. Comme Son House, James a choisi de s’inspirer de la Grande Dépression pour une performance des plus poignantes. Toujours dans les années 1930, Robert Wilkins avec New Stock Yard blues (1935, sur les abattoirs) et Jimmie Gordon (Plenty trouble on your hand (1937, sur la crise économique), nous laissent d’autres créations très intéressantes.

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Après la Seconde Guerre mondiale, en 1947, Floyd Jones sort Stockyard blues, historique à double titre : c’est d’abord son enregistrement inaugural, et surtout il s’accompagne de Snooky Pryor qui serait alors le premier harmoniciste à utiliser l’amplification électrique, même si nous savons que Little Walter revendiqua aussi cette paternité la même année… Nous arrivons à l’année 1964 avec une autre version fameuse que l’on doit à Howlin’ Wolf avec Killing floor. Et le thème change à nouveau. Plus d’abattoir ni de crise économique mais une femme jalouse qui aurait tiré au fusil de chasse sur Howlin’ Wolf, le criblant le plombs dans le dos (il s’en remettra !), une anecdote authentique selon son guitariste Hubert Sumlin… Il faut signaler la reprise en 1968 de Mike Bloomfield avec Electric Flag, qui au début s’adresse au président de l’époque (Lyndon Baines Johnson), et laisse ainsi penser que la chanson du Wolf fait allusion à un autre sens de killing floor, qui peut en effet désigner le couloir des condamnés à mort… On parle dès lors aussi de death row, et le dernier mot revient à Eric Bibb avec Death Row blues en 2013.

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Pour conclure, voici les liens vers les chansons citées dans cet article.
Dry spell blues en 1930 par Son House.
Killing floor blues en 1930 par Kansas City Kitty et Georgia Tom.
Hard time killin’ floor blues en 1931 par Skip James.
New Stock Yard blues en 1935 par Robert Wilkins.
Plenty trouble on your hand en 1937 par Jimmie Gordon.
Stockyard blues en 1947 par Floyd Jones.
Killing floor en 1964 par Howlin’ Wolf.
Killing floor en 1968 par Mike Bloomfield avec Electric Flag.
Death row blues en 2013 par Eric Bibb.
(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).

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