Au tout début des années 1950, peu avant l’émergence du rock ‘n’ roll, le chanteur-guitariste Smiley Lewis s’est distingué avec une série de chansons sur un tempo ralenti, presque nonchalant, très typique de La Nouvelle-Orléans. Cela lui vaudra quelques succès mais il sera éclipsé par Fats Domino qui s’exprimait dans un registre proche, et sa mort prématurée en 1966 écourtera sa carrière. Je vous propose toutefois de revenir sur le parcours de cet artiste qui vit quelques-uns de ses « classiques » repris par d’autres bien plus notoires. Il naît Overton Amos Lemon(s) le 5 juillet 1914, ou peut-être 1913, à Westlake, à proximité de Lake Charles à l’ouest de la Louisiane, et donc également non loin de la frontière avec le Texas. Mais il perd sa mère très jeune, et à partir de 1920 il grandit bien plus à l’est, à Lockport.
Sa vie change radicalement en 1931, il est alors âgé de dix-sept ans, quand il décide de sauter dans un train qui le conduit tout droit à La Nouvelle-Orléans. Il se retrouve dans une famille irlandaise et donc blanche, les Lewis, dont il prend le nom ! Il semble se mettre à la musique au même moment et côtoie aussi Cousin Joe avec lequel il se perfectionne à la guitare. En effet, si Cousin Joe est avant tout connu comme pianiste, il jouait également de la guitare dans les années 1930, sur les nombreux bateaux qui naviguaient sur le Mississippi… Quant à Smiley, il se produit dans les bars, les clubs et les rues du quartier français, notamment sur Bourbon et Canal Street, où il s’impose surtout grâce à sa voix ultrapuissante, et commence à se faire appeler Smiling Lewis car il lui manque des incisives !
Sa rencontre en 1935 avec Isidore « Tuts » Washington marque un nouveau tournant. Grâce à ce pianiste réputé au registre étendu qui va du boogie-woogie au ragtime en passant par le jazz et le blues, il trouve de nouveaux engagements et se produit abondamment dans toute la région. En 1938, il épouse Leona Robinson et fonde une famille, ce qui l’oblige à travailler la journée en plus de la musique, mais lui permet aussi d’échapper à ses obligations militaires car il doit s’occuper de ses enfants. Toujours avec Washington mais aussi le clarinettiste Kid Ernest Moliere, il joue toutefois pour les troupes américaines durant la Seconde Guerre mondiale. À l’issue du conflit, Lewis et Washington forment un trio avec le batteur Herman Seals.
En 1947, les frères David et Julius « Jules » Braun, fondateurs trois ans plus tôt du label De Luxe (puis DeLuxe) à Linden dans le New Jersey, viennent à La Nouvelle-Orléans en quête de nouveaux talents. Ils permettent ainsi à des artistes de la stature de Dave Bartholomew et Paul Gayten de graver leurs premières faces, en novembre et décembre de cette même année. Mais juste avant, en octobre 1947, Smiley Lewis (avec « Tuts » Washington au piano et Papa John Joseph à la basse), enregistre sous le nom de Smiling Lewis son premier single, Here comes smiley/Turn on your volume, baby. Un autre single, réalisé durant la même session, reste inédit. Elles eurent peu d’écho à l’époque, mais ces deux chansons inaugurales sont intéressantes à plus d’un titre. Le registre est celui du R&B jazzy alors en vogue, mais en formation réduite sans les cuivres habituels. Quant à Lewis, il nous gratifie de deux solos de guitare bien sentis et impressionne avec sa voix de blues shouter.
Mais il doit patienter près de trois ans pour retrouver le chemin des studios, en mars 1950 pour Imperial, un label aux moyens supérieurs à ceux de DeLuxe, qui a en outre engagé Dave Bartholomew comme producteur. Grâce à cela, Lewis obtient un petit succès régional avec Tee-nah-nah, mais c’est surtout la reprise de Vann Walls qui devient un hit plus tard dans l’année… D’autres chansons notables voient néanmoins le jour, dont Lillie Mae, Ain’t gonna do it et Big Mamou, mais le premier véritable hit national de Smiley Lewis est The bells are ringing, qui atteint la dixième place des charts R&B en septembre 1952. Toujours dans la première moitié des années 1950, Lewis grave d’autres morceaux représentatifs du temps, dans ce fameux style faussement nonchalant que j’évoque en préambule, dont Play girl, Down the road, Blue Monday et Real gone lover.
En 1955, il devient le premier à enregistrer la célèbre chanson I hear you knocking (avec Huey Smith au piano), écrite par Dave Bartholomew, sortie en juillet et propulsée numéro 2 des charts R&B. Mais là encore, ce sont des reprises qui valent à leurs interprètes le succès, dont la mièvre chanteuse pop Gale Storm (fin 1955) et le rocker gallois Dave Edmunds (1970). Et ce n’est pas terminé. En 1956, Fats Domino reprend Blue Monday (version originale le 14 décembre 1953), et en 1957 Elvis Presley l’imite avec One night (du 25 octobre 1955), dont ils font des hits planétaires. Lewis place un dernier titre dans les charts en juin 1956 (numéro 9) avec Please listen to me, et Shame, shame, shame apparaît dans la bande originale du film La poupée de chair d’Elia Kazan, sorti en décembre de la même année.
Certes, la vague du rock ‘n’ roll submergeait alors le monde, et du côté de La Nouvelle-Orléans Fats Domino et consorts imposaient un R&B totalement régénéré. Smiley Lewis avait le talent pour occuper une belle place sur cette scène mais il joua de malchance, ce qui lui valut d’ailleurs d’être qualifié par Dave Bartholomew de bad luck singer… Il s’essaya en vain à la pop et à la country, ouvrit au début des années 1960 pour Lee Dorsey, Irma Thomas, et Ernie-K-Doe, collabora brièvement avec Allen Toussaint, sortit dans l’anonymat une poignée de singles pour OKeh, Dot et Loma. Aurait-il pu relancer sa carrière avec cette fois l’avènement de la soul ? Nul ne le saura. En 1965, il est hospitalisé pour un ulcère. Il souffre en fait d’un cancer de l’estomac. Smiley Lewis s’éteint à cinquante-deux ans le 7 octobre 1966, dans les bras de sa seconde femme Dorothy Ester Lemons, qu’il avait épousée six mois plus tôt.
Voici une sélection de chansons en écoute.
– Here comes Smiley en 1947 par Smiling (Smiley) Lewis.
– Turn on your volume, baby en 1947 par Smiling (Smiley) Lewis.
– Tee-nah-nah en 1950 par Smiley Lewis.
– The bells are ringing en 1952 par Smiley Lewis.
– Blue Monday en 1953 par Smiley Lewis.
– I hear you knocking en 1955 par Smiley Lewis.
– Please listen to me en 1956 par Smiley Lewis.
– Shame, shame, shame en 1956 par Smiley Lewis.
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