© : Georges Adins / Stefan Wirz.

Le 9 mars 2024, j’ai publié un article sur une compilation consacrée par Jasmine au chanteur-guitariste Pat Hare, « I’m Gonna Murder My Baby – In Session 1952-1960 ». Mais il reste bien des choses à dire sur ce musicien avant-gardiste et très influent, qui, malgré de longues années passées en prison et un décès prématuré, a trouvé le temps de s’exprimer auprès des plus grands, de James Cotton à Muddy Waters, en passant par Rosco(e) Gordon, Junior Parker, Bobby Bland… Tout commence le 20 décembre 1930 quand il naît Auburn Hare à Cherry Valley, une petite ville du nord-est de l’Arkansas. Ses parents, Dorothy et Larkin Hare, sont métayers, avec lesquels il grandit dans la maison de ses grands-parents sur la plantation de Fay Van. En 1940, la famille s’installe dans une ferme à Parkin, une quarantaine de kilomètres au sud-est de Cherry Valley.

The Beale Streeters en tournée, Caroline du Sud, 1952. Debout : Junior Parker, Hamp Simmons, Jimmy Johnson, Eugene Ballow et Pat Hare. Agenouillés : Bobby Bland et Joe Fritz. In Juke Blues #23. © : Norbert Hess / Joe Fritz Collection / Stefan Wirz.

À peu près au même moment, sa grand-mère le surnomme Pat (il est vrai que le prénom Auburn est plutôt féminin…) et il a déjà commencé à jouer sur une guitare dénichée sous le lit de son grand-père, comme le relate Kevin Hahn dans un article publié en 1991 dans le numéro 23 de Juke Blues, « Pate Hare – A Blues Guitarist » (1). Il apprend vraiment l’instrument avec Joe Willie Wilkins, un habitué de l’émission King Biscuit Time à Helena avec Sonny Boy Williamson II et Robert Lockwood, Jr., puis Robert Nighthawk, Houston Stackhouse, Elmore James… À la fin des années 1940, un autre futur (très) grand fait partie cette équipe, Howlin’ Wolf, qui vit alors près de Parkin et rend régulièrement visite aux parents de Pat Hare.

© : Stefan Wirz.

Et en 1948 à West Memphis, Arkansas, le Wolf se lance vraiment, selon James Segrest et Mark Hoffman (2) : « C’est là que j’ai formé mon premier groupe pour débuter ma carrière dans la musique [The House Rockers]. Aux guitares, j’avais Willie Johnson et M.T. [Matt Guitar] Murphy, Junior Parker à l’harmonica, un pianiste appelé « Destruction » – il venait de Memphis – et un batteur du nom de Willie Steele. À l’époque, tous les membres du groupe utilisaient des instruments électriques et amplifiés. En venant à West Memphis, j’avais acheté une guitare électrique. » Mais Pat Hare fait déjà office de troisième guitariste. Malgré son jeune âge, il commence à accompagner le Wolf en des lieux plus ou moins bien fréquentés (Segrest et Hoffman) : « Les parents de Hare n’ont jamais su que le premier concert de leur fils s’était déroulé dans un bordel à West Memphis. » Il faut dire, d’après Hahn, que le Wolf venait en personne chercher l’adolescent à la ferme familiale et le ramenait à l’issue des concerts.

Au Smitty’s Corner, Chicago, 1959. © : Jacques Demêtre / Archives Soul Bag.

Ces débuts révèlent également le tempérament du jeune guitariste (Hahn) : « Cette expérience du groupe grisait l’adolescent qui passait sa vie à la ferme, et l’exposition précoce à la vie nocturne et à l’alcool de contrebande alimentaient son côté rebelle. » De fait, et particulièrement quand il a un peu bu, Hare peut être agressif, y compris à l’égard du Wolf, auquel il rend pourtant une bonne tête et pas mal de kilos. Une fois, il monta sur une chaise pour mieux frapper le géant au visage. En une autre occasion, il tira plus ou moins en direction du Wolf avec un petit automatique, l’obligeant à se ruer par-dessus un tas de bois derrière le juke joint où ils jouaient ! Segrest et Hoffman révèlent que le côté dictatorial du Wolf irritait Hare : « Je n’ai jamais été un sale type. Mais je n’ai jamais reculé devant rien ni personne. Oh, je peux me bagarrer en deux secondes si on m’oblige à le faire, mais personne ne peut dire que je vais chercher quelqu’un pour lui sauter dessus. Il y en avait toujours autour de moi qui pensaient qu’ils pouvaient me botter le cul. Alors j’avais de quoi craquer, tu piges ? En fait, c’est juste que je n’ai jamais peur. Et bien des gens prennent ça pour de la méchanceté. »

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Cela n’empêche pas Howlin’ Wolf de le prendre dans son groupe, d’autant que Matt Murphy et Junior Parker le quittent pour fonder de leur côté les Blue Flames. En 1951, Hare devient guitariste « titulaire » du Wolf, qui, pour remplacer Parker, fait appel à un jeune harmoniciste d’à peine seize ans, James Cotton. Pat Hare, dont le jeu de guitare suramplifié qui use de la distorsion est totalement novateur, voit sa réputation grandir, d’autant qu’on l’entend aussi à l’antenne de célèbres stations de radio : KWEM à West Memphis dans l’émission du Wolf, avec James Cotton, Willie Nix, Joe Hill Louis, WDIA à Memphis où son cousin, le chanteur Walter Bradford, est animateur. Parallèlement, Sam Phillips, qui depuis quelque temps recherche de nouveaux talents à Memphis, d’abord pour des labels comme Modern et RPM Records, puis pour sa propre marque Sun créée le 1er février 1952, n’a pas manqué de noter l’originalité de Pat Hare.

James Cotton et Pat Hare, Smitty’s Corner, Chicago, 1959. © : Jacques Demêtre / Archives Soul Bag.

D’ailleurs, peu après, le 13 février 1952, Hare aurait franchi la porte du studio Sun pour sa première apparition sur disque, un single de Walter Bradford and The Big City Four (avec, outre Bradford au chant et Hare à la guitare, L.C. Hubert au piano et Jerry Lee Walker à la batterie), Dreary nights/Nothing but the blues. Malheureusement, nul n’a jamais retrouvé la trace de ce single, pourtant référencé Sun 176, au point que l’on peut se demander s’il a existé ! Ce n’est toutefois qu’un « faux départ »… En effet, quatre mois plus tard, les mêmes au même endroit signent quatre nouvelles chansons, Reward for my baby, Love for me baby, Lucy done moved et Too blue to cry. Des faces qui resteront longtemps inédites aujourd’hui disponibles sur différentes compilations, et quoi qu’il en soit, la carrière de Pat Hare est sur les rails.

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Toujours en 1952, il se produit de moins en moins avec Howlin’ Wolf (ils n’enregistreront finalement jamais ensemble) et grave plusieurs singles avec Rosco(e) Gordon (chez Duke et RPM) et Big Memphis Ma Rainey (Sun). Mais désormais membre régulier des Blue Flames de Little Junior Parker, il grave avec lui le 2 décembre 1953 chez Duke Dirty friend blues et Can’t understand. D’autres titres suivent avec Parker jusqu’en 1956, parmi lesquels Sittin’, drinkin’ and thinkin’, I wanna ramble, Pretty baby et That’s alright mettent bien en avant le jeu de guitare déchiré de Pat Hare. Entre-temps, il accompagne aussi James Cotton, notamment le 14 mai 1954 sur l’incroyable version originale de Cotton crop blues, qui vaudra à Hare d’être considéré comme un précurseur du blues rock et surtout du heavy metal !

Muddy Waters, Otis Spann, Andrew Stephens, James Cotton, Francis Clay et Pat Hare, Smitty’s Corner, Chicago, 1959. © : Jacques Demêtre / Archives Soul Bag.

Puis vient la rencontre avec Muddy Waters par l’entremise de James Cotton. Hare intègre le groupe de Muddy et il est présent sur des chansons qui deviendront des classiques intemporels du blues, I got to find my baby le 3 novembre 1955, Forty days & forty nights et All aboard le 2 février 1956, Got my mojo working le 2 décembre 1956, She’s nineteen years old et Walking thru the park en août 1958, aux côtés selon les séances de Little Walter, James Cotton, Otis Spann, Hubert Sumlin, Luther Tucker, Willie Dixon, Odie Payne, Francis Clay et Fred Below ! Hare figure aussi sur deux albums de Muddy, « Sings Big Bill » (1959) et « At Newport » (1960). Il importe de citer deux chansons de Bobby « Blue » Bland en 1957, Sometime tomorrow et surtout Farther up the road, le premier grand succès du chanteur, pour lesquels plusieurs guitaristes sont cités  : Floyd Murphy, Clarence Holliman, Mel Brown, Wayne Bennett et donc Pat Hare. Mais Bland lui-même rapporta que Hare était bien le guitariste de la session…

© : Stefan Wirz.

Pat Hare fut avant tout guitariste, mais le 14 mai 1954, il a enregistré pour Sun un morceau tristement célèbre sur lequel il chante aussi, I’m gonna murder my baby. Neuf ans et demi plus tard, au soir du 15 décembre 1963 à Minneapolis, suite à une dispute, il passe à l’acte et blesse mortellement sa compagne Agnes Winje, atteinte de deux balles à la poitrine et au ventre. Alertés par les voisins, deux policiers, James Hendricks et Chester Langaard arrivent quelques minutes plus tard et la suite des événements se déroule ainsi selon Robert Gordon (3) : « Les deux officiers, Hendricks en tête armé d’un fusil, s’approchèrent de la porte de l’appartement qui n’était pas verrouillée. Hendricks l’ouvrit et aperçut Hare, un pistolet automatique en main, selon le St. Paul Dispatch du 16 décembre 1963. « Donnez-moi votre arme », ordonna Hendricks. Au lieu d’obéir, Hare contourna la porte et tira trois fois. Deux balles de calibre .32 touchèrent Hendricks à la poitrine et à l’aine. Il s’écroula et Langaard, qui se trouvait juste derrière, fit feu trois fois sur Hare. »

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Atteint à l’épaule et au bras, Pat Hare survécut et fut même interrogé dès le lendemain. Moins « chanceux », Agnès Winje et James Hendricks succombèrent des suites de leurs blessures. Hare fut bien sûr condamné à la réclusion à perpétuité. Il passa les seize dernières années de sa vie en détention, et ses derniers moments furent difficiles. En 1975, il contracta un cancer du poumon. Il semblait s’en être remis mais, deux ans plus tard le cancer s’étendit à sa gorge, ce qui se traduisit par l’ablation de muscles de son cou et de sa mâchoire et altéra son élocution tout en le gênant pour se nourrir (Hahn). Cela ne l’empêcha pas de reformer un groupe en prison et même de donner quelques concerts en extérieur (sous surveillance !) en 1978 et 1979. En août 1980, il eut même l’heureuse surprise de revoir Muddy Waters, qui lui tendit la guitare de Bob Margolin en l’invitant à monter sur scène. Mais la maladie continuait de gagner du terrain, et un mois plus tard, le 26 septembre 1980, Pat Hare, juste après avoir appris que sa demande de libération pour raison médicale était acceptée, perdit sa dernière bagarre, à quarante-neuf ans.

À la prison de Stillwater, Minnesota, 1980. © : PBS / Stefan Wirz.

Et voici ma sélection de chansons en écoute.
Love for me baby en 1952 avec Walter Bradford and The Big City Four.
Call me anything, but call me en 1953 avec Big Memphis Ma Rainey.
Cotton crop blues en 1954 avec James Cotton.
I’m gonna murder my baby en 1954.
Just love my baby en 1955 avec Rosco Gordon.
That’s alright en 1956 avec Little Junior Parker.
All aboard en 1956 avec Muddy Waters.
Farther up the road en 1957 avec Bobby Bland.
Double trouble en 1959 avec Muddy Waters.
Tiger in your tank en 1960 avec Muddy Waters.
– Je termine avec un document exceptionnel : une vidéo d’une dizaine de minutes tournée pour l’émission Wyld Ryce de PBS en février 1980 alors que Pat Hare était emprisonné, dans laquelle on le voit jouer et répondre à une interview…

(1) Le numéro 23 de Juke Blues est épuisé mais vous trouverez l’intégralité de cet article remarquablement documenté sur le site de Stefan Wirz à cette adresse. Hahn a bien connu Pat Hare. À partir de 1973, il lui a rendu visite en prison tout en appuyant ses demandes (refusées) de liberté conditionnelle.
(2) Moanin’ at Midnight – The Life and Times of Howlin’ Wolf, Thunder’s Mouth Press, 2004.
(3) Can’t Be Satisfied – The Life and Times of Muddy Waters, Back Bay, 2002.

© : Jasmine Records.