
© : André Hobus / Courtesy Marc De Jonghe / Bob Corritore.
Nul n’a oublié sa silhouette longiligne, que les Européens découvrirent en 1964 lors de la troisième tournée de l’American Folk Blues Festival. Mais à ce moment-là, le chanteur-pianiste Albert « Sunnyland Slim » Luandrew avait déjà une longue carrière derrière lui, débutée sur disque en 1947 (mais il était actif dès les années 1920). Figurant parmi les premiers accompagnateurs de Muddy Waters en 1947 (qu’il présenta aux frères Chess cette même année !), il figurera bien sûr parmi les principaux acteurs de la transition entre blues rural et moderne à Chicago. Mais il n’en restera pas là avec une carrière extrêmement prolifique qui se poursuivra pratiquement jusqu’à son décès, avec des albums sous son nom mais aussi d’innombrables collaborations : la base de données Discogs lui attribue ainsi plus de 320 apparitions sur différents disques ! Sunnyland Slim est mort le 17 mars 1995, il y a trente ans jour pour jour, et il mérite bien que l’on retrace son parcours.

Sunnyland Slim et Sonny Boy Williamson I, années 1940. © : PreWarBlues.
Albert Luandrew naît le 5 septembre 1906 dans une ferme près de Vance dans le Delta, une vingtaine de kilomètres au sud-est de Clarksdale. La localité se trouve en fait entre Tutwiler et Lambert, soit dans une zone fréquemment citée comme le berceau du blues. L’exploitation appartient à son grand-père né esclave, qui a pu l’acheter, sans doute après l’abolition en 1865. Nous disposons d’éléments de ses origines et de son enfance grâce à Robert Palmer, qui l’a interrogé pour son livre Deep Blues (Viking, 1981) : « C’était la ferme de mon grand-père. Le vieux maître était son père (1). En ces temps particuliers, l’homme blanc obtenait à peu ce qu’il voulait. S’il voyait une femme et la voulait, elle ne pouvait que céder car les Noirs étaient alors les esclaves des Blancs. Mon grand-père a fabriqué des clôtures et des traverses pour le chemin de fer quand il est arrivé, puis il acheté cette terre, ça coûtait seulement 75 cents l’acre (2) à l’époque. Il a acquis une autre parcelle ici près de Lambert et une autre à Marks [5 kilomètres au nord]. J’ai grandi là, on travaillait dans les champs. Des hectares de fruits, des tonnes de citrouilles, rien à acheter [en termes de fruits et légumes], vraiment, sinon du poivre, du sel, du sucre, de la farine, des mules et des chevaux. Ceci dit, on n’avait pas beaucoup d’argent. Il pouvait neiger en hiver et nous n’avions pas de chaussures. On devait enrouler des sacs autour de nos pieds pour sortir travailler. Vers mes six ans, ma mère est allée pieds nus dans l’eau froide et la neige, elle est morte d’une pneumonie bilatérale. »

© : Discogs.
Mais nous savons que l’esclavage a laissé la place à la ségrégation. Toujours d’après Luandrew dans Deep Blues, les « nouveaux » propriétaires blancs hérissent la région de clôtures, ce qui revient à parquer les fermiers noirs : « On a donc déménagé près de Lambert, où mon père, qui était pasteur, s’est remarié. Ma belle-mère n’avait pas d’enfant, et après avoir épousé mon père, elle n’en a pas eu non plus. Elle n’a cessé de me maltraiter jusqu’à mes dix ou onze ans, elle me frappait la tête avec un bâton et j’ai fugué. J’étais grand pour mon âge, je suis parti à Crenshaw (3) où j’ai passé une bonne journée à cueillir du coton. Ils sont venus me chercher le lendemain matin et m’ont ramené à la maison, mais quand j’ai eu treize ou quatorze ans, je suis parti pour de bon. »

Big Walter Horton, Willie Dixon, Clifton James, Sunnyland Slim et Johnny Shines. © : Bob Corritore.
Entre-temps, il a déjà fait ses premiers pas dans la musique, tout d’abord à l’église où il apprend sur un petit orgue de type harmonium, souvent avec l’aide d’une vieille dame (Miss Pankey) qui officie dans l’église de son père. Si, comme il le dit, « on ne jouait alors pas beaucoup de piano dans la région », deux membres de sa famille en possèdent, un certain Uncle Jimmy du côté de sa belle-mère et un cousin à Marks. Il s’exerce sur de vieux airs enlevés datant de la guerre de Sécession et des spirituals, mais il se dira également très tôt influencé par le blues et le ragtime, sans doute entendus à la radio. En tout cas, à quatorze ans il joue professionnellement durant les entractes d’un cinéma muet à Lambert, apparaît ensuite dans des clubs dont le Hot Shot Lounge le vendredi et le samedi, moyennant 50 à 75 cents par soirée. Malgré son jeune âge, il est vite à son aise dans le « circuit », apprend à jouer aux cartes et aux dés, et vit de petits boulots pour compléter ses revenus : ouvrier sur une digue, porteur d’eau sur un chantier de chemin de fer, chauffeur pour un médecin…

© : Stefan Wirz.
Au début des années 1920, Luandrew commence à tourner loin de sa région natale, et en 1923, il rencontre un autre futur grand chanteur-pianiste de blues né la même année que lui, Little Brother Montgomery, dans des circonstances pour le moins rocambolesques. Alors qu’il voyage en voiture dans le sud du Mississippi avec un proxénète et ses prostituées, tous sont arrêtés et passent la nuit au poste. Le lendemain, les filles de joie partent de leur côté par leurs propres moyens, pendant que Luandrew et le proxénète reprennent la route. Mais en fin de journée, non loin de Canton, quelques kilomètres au nord de Jackson, leur voiture tombe en panne… Heureusement, ils tombent à proximité sur le site d’une grande scierie, où se trouve un juke joint où œuvre Little Brother Montgomery. Les deux hommes, qui, il importe de le rappeler, n’ont alors que dix-sept ans, décident alors de s’associer et choisissent d’aller à Memphis, place tournante du blues s’il en est dans les années 1920.

Howlin’ Wolf et Sunnyland Slim. © : Bob Corritore.
Sur Beale Street et ses nombreux clubs dotés de piano à demeure, Albert Luandrew, qui se révèle aussi en chanteur au timbre puissant, impose facilement son style et son jeu plein d’entrain qui ravissent un public avide de divertissement. Sa réputation grandit et lui permet d’accompagner des artistes de la stature de Ma Rainey et Blind Blake. Mais Luandrew ne se contente pas de jouer à Memphis, il se déplace aussi dans l’Arkansas, bien sûr dans le Mississippi, et jusqu’à Saint-Louis. Ce qui le mène à rencontrer plus tard un autre futur « monstre sacré » mais alors totalement inconnu, Howlin’ Wolf. Il l’évoque dans le livre de James Segrest et Mark Hoffman, Moanin’ at Midnight – The Life and Times of Howlin’ Wolf (Thunder’s Mouth Press, 2004) : « J’ai vraiment bien connu Wolf en 1930, 1931. Wolf ne venait jamais à Memphis. Il jouait dans des petits patelins à la campagne. À l’époque, il y avait des exploitations de 80 à 120 hectares avec des roadhouses (4) un peu partout. Les gens étaient en manque de musiciens. Il jouait là où ils ne voulaient prendre… personne d’autre. Je ne me souviens pas qu’il était populaire. Mais Wolf jouait dans ce genre d’endroits. »

© : Stefan Wirz.
Luandrew adopte le pseudonyme sous lequel on le connaît dans les années 1930, suite à des accidents du Sunnyland Train qui relie Memphis à Saint-Louis, qui en une semaine causent la mort de plusieurs personnes dont le mari de sa tante. Il en fait un cauchemar à partir duquel il écrit une chanson, Sunnyland train, et devient donc Sunnyland Slim. Dans les années qui suivent, il rencontre de nombreux artistes, certains en devenir et d’autres déjà connus, dont Roosevelt Sykes, Memphis Slim, Robert Johnson, Roosevelt Sykes, les deux Sonny Boy Willliamson (il est toutefois plus proche de John Lee « Sonny Boy » Willliamson, avec lequel il se produit, que de Rice Miller), Little Walter encore enfant… Il côtoie aussi le chanteur Peter Joe Clayton aka Doctor Clayton, auteur de faces entre 1930 et 1946 avec Georgia Tom Dorsey, Tampa Red, Blind John Davis, Robert Lockwood, Ransom Knowling, Alfred Elkins…

Floyd Jones, Kansas City Red et Sunnyland Slim, milieu des années 1960. © : Mike Rowe / Bob Corritore.
Sunnyland Slim séjourne à Chicago à partir de 1939, mais il s’y fixe vraiment trois ans plus tard, et apparaît pour la première fois sur disque chez Specialty en 1946 comme accompagnateur du batteur et chef d’orchestre Armand « Jump » Jackson. Les événements se bousculent en 1947. Sunnyland fréquente Muddy Waters depuis le milieu des années 1940, et le second engage même le premier quand son autre pianiste, Eddie Boyd, fait défaut dans le groupe qui comprend aussi le guitariste Blue Smitty, ce que relate Robert Gordon dans Can’t Be Satisfied – The Life and Times of Muddy Waters (Back Bay, 2002) : « Muddy et Smitty ont commencé à jouer avec Boyd. Un jour, l’enseigne du Blue Flame affichait « Blues, blues and more blues ». Alors que Boyd était pris pour un autre concert à Gary, Indiana, Muddy et Smitty ont pris Sunnyland Slim, un autre pianiste populaire, pour le remplacer. Ce trio a quitté le [Blue] Flame pour aller au Purple Cat sur Madison [Street]. » Et fin août ou début septembre 1947, Sunnyland Slim grave sous son nom ses premières faces pour Hy-Tone, avec ses Sunny Boys qui ne sont autres qu’Andrew Harris à la basse et… Lonnie Johnson à la guitare ! Six chansons sont réalisées : Jivin’ boogie, Brown skin woman, Heavy load, Keep your hands out of my money, The devil is a busy man et Miss Bessie Mae.

© : National Endowment for the Arts.
Peu après, Sunnyland arrange une rencontre avec Muddy et les frères Leonard et Phil Chess, qui ne se connaissent pas (et demandent si Muddy sait chanter !), ce qui débouche le 30 septembre 1947 sur une séance d’enregistrement pour Aristocrat, une marque qu’ils viennent tout juste de racheter. Muddy Waters (voc, g), Sunnyland Slim (p), Ernest « Big » Crawford (b) et un batteur inconnu signent alors Gypsy woman et Little Anna Mae. Quatre autres chansons, sans batteur mais avec Alex Atkins au saxophone sur deux d’entre elles, suivent en décembre avec les mêmes artistes. Enfin, toujours en décembre, en hommage à Doctor Clayton décédé en janvier, Sunnyland signe cette fois pour RCA-Victor des morceaux sous le nom de Dr. Clayton’s Buddy, qui ne sortiront toutefois qu’en septembre et novembre 1948. Le 14 mai 1949, Sunnyland enregistre deux faces pour Tempo-Tone avec Muddy (orthographié Muddy Water) puis quatre autres au sein de ses Sunnyland Boys, mais ces dernières ne semblent jamais avoir été éditées.

Petrillo Bandshell, Chicago, 15 juin 1991. © : Paul Natkin / Getty Images.
En 1950, Sunnyland Slim est présent sur les tout premiers enregistrements de J.B. Lenoir, pour une collaboration qui va se poursuivre jusqu’en 1963. Il était certes important de s’attarder un peu sur les débuts de ce bluesman car ils sont rarement évoqués, surtout dans la presse française. Dans les années 1950, Sunnyland Slim va graver des faces pour divers petits labels (mais certaines remarquables pour Chance, Constellation, J.O.B. et Cobra), avant de sortir durant la décennie suivante de nombreux albums sous son nom, et comme je l’écrivais plus haut de multiplier les collaborations avec les meilleurs bluesmen de Chicago. Il m’est bien sûr impossible de m’arrêter dans le détail sur cette partie de la carrière de ce chanteur-pianiste qui aura marqué le Chicago Blues durant un demi-siècle, et ce avec une constance rare. On retiendra bien sûr sa participation à la tournée de l’American Folk Blues Festival en 1964 (avec Sonny Boy Williamson II, Willie Dixon, Hubert Sumlin, Clifton James, Sugar Pie DeSanto, Howlin’ Wolf).

© : Blog BassistePro.com
Il ne se contenta pas d’être artiste et créa en 1973 son propre label Airway Records, pour lequel il enregistra bien sûr ses propres disques, mais on note aussi les noms au catalogue de Bonnie (Bonnie) Lee, Big Time Sara (Sarah), Sam Burckhardt, Bob Stroger, Zora Young et Oscar Wilson. Signalons d’ailleurs qu’Airway est toujours actif et continue de sortir des CD et des enregistrements numériques. Plus près de nous, dans les années 1980 et 1990, Sunnyland a également sorti des albums pour des labels importants comme Earwig, Evidence, Blind Pig et Delmark. Il ne fut certes pas un des principaux créateurs du blues, mais cet artiste très respecté et immensément populaire mérite tout notre respect. Il a d’ailleurs notamment été récompensé en 1988 par le National Endowment for the Arts d’une National Heritage Fellowship, plus haute distinction dans le domaine des arts et des traditions populaires aux États-Unis. Sunnyland Slim nous a donc quittés le 17 mars 1995 à quatre-vingt-huit ans.

La plaque commémorative de la Mississippi Blues Trail consacrée à Sunnyland Slim à Vance. © : Mark Hilton / The Historical Marker Database.
(1). Au temps de l’esclavage, il n’était pas si rare que les « maîtres », entendez les propriétaires blancs, aient des enfants avec des femmes esclaves…
(2). L’acre est une mesure anglo-saxonne qui équivaut à 40 ares (il ne faut donc pas confondre acre et are…), soit environ 0,4 hectare ou 4 000 mètres carrés.
(3). Sunnyland Slim ne dit pas comment il s’y rendu, mais sans doute en stop ou en train, car Crenshaw se trouve à près de 40 kilomètres de Lambert.
(4). Sorte de tripot plus ou moins clandestin, souvent en bord de route.
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