
© : Tim Duffy.
La Music Maker Relief Foundation m’apprend que Freeman Vines est mort le 13 mars 2025 à quatre-vingt-deux ans, victime de complications d’un myélome multiple (cancer hématologique). S’il n’a jamais rien enregistré, ce luthier et sculpteur sur bois, certes à l’origine guitariste, savait comment devait sonner cet instrument, et sa vie sera axée sur la quête de ce son idéal dont il rêvait. Sa découverte en 2015 par Tim Duffy, fondateur de la fondation Music Maker, a permis à cet artiste profondément original de se faire connaître bien au-delà de sa région natale. Freeman Vines voit le jour le 15 septembre 1942 dans le comté de Greene, à l’est de la Caroline du Nord. Né dans une famille de métayers, il est l’aîné d’une fratrie de onze enfants, et sa scolarité dure seulement trois ans car il doit aider sa mère aux travaux agricoles sur la plantation. Mais la musique va rapidement se faire une place dans son existence du côté de Fountain à l’est de Raleigh, où il grandit.

© : Tim Duffy.
Et vers l’âge de huit ou neuf ans, il trouve le temps d’apprendre à jouer de la guitare avec un musicien blanc du nom d’Oscar Hopper. Selon Tessa Jeffers dans un article publié le 10 septembre 2020 dans Guitar Premier (« Freeman Vines and the Hanging Tree Guitars »), ce premier instrument était « une vieille C.F. Martin et je devais appeler sa guitare Mr. Martin pour qu’il me laisse en jouer ». Hopper lui enseigne d’abord des chansons traditionnelles comme John Henry et Wildwood flower, dont les origines remontent au XIXe siècle. L’apprenti guitariste fait suffisamment de progrès pour se produire autour de Fountain sous le nom de Bro Vines. Mais il ne parvient pas à subsister de sa musique et complète ses revenus en se livrant au trafic d’alcool de contrebande. Il est arrêté en 1965 avec ses complices qui sont tous blancs. Ces derniers échappent à la prison, pas Vines qui passe sept ans derrière les barreaux !

© : Tim Duffy.
Une expérience qui lui permet toutefois d’apprendre à lire et écrire au pénitencier, tout en influençant sa philosophie de la vie. Vines se souvient de sa jeunesse marquée par le racisme et de récits de lynchages (par pendaison) de Noirs au plus fort de la ségrégation avant sa naissance. Un événement d’août 1930 le touche particulièrement, le lynchage d’Oliver Moore, un Afro-Américain de vingt-neuf ans. Moore, un métayer, est alors emprisonné à Tarboro, au nord de Fountain dans le comté d’Edgecombe, accusé d’avoir agressé deux fillettes blanches de 5 et 7 ans, Lucile et Esther Morgan, et doit passer au tribunal en septembre. Peu après minuit le 19 août 1930, plusieurs membres d’une milice menacent de leurs armes le shérif et repartent de la prison avec Moore. Au moins deux cents membres de la milice l’emmènent dans le comté voisin de Wilson tout près de Fountain, le pendent à une branche d’arbre (en passant la corde sous ses bras et non autour de son cou) et le criblent de balles. On comptera plus de deux cents impacts sur son corps. Les coupables, qui ont agi masqués, ne seront jamais identifiés.

© : Simon Arcache.
Freeman Vines entreprend ainsi de fabriquer des guitares à l’aide du bois tiré d’arbres aux branches desquelles des Afro-Américains ont peut-être été pendus. Il aimait dire à propos de ces « arbres des pendus » : « On peut lire les tourments dans le bois. » Mais sa quête est double. Pour reprendre une phrase en page d’accueil de sa biographie sur le site de Music Maker, « il a entendu un jour un son de guitare qui est resté dans sa tête, et il a passé des décennies à fabriquer des guitares dans l’espoir de le reproduire. » Au fil du temps, Vines crée effectivement des instruments à partir du bois d’arbres locaux et d’autres matériaux recyclés, mais aussi d’éléments de guitares usagées de marques connues, voire de pianos… Le résultat est stupéfiant : il s’agit de véritables œuvres d’art qui relèvent au moins autant de la sculpture que de la lutherie, et chaque instrument façonné de ses mains est unique.

© : Tim Duffy.
Parallèlement, son parcours emprunte les détours les plus divers. Il lit des auteurs mystiques et ésotériques dont Helena Blavatsky et Edgar Cayce, travaille comme carrossier et tourne comme guitariste rythmique dans des groupes itinérants. Précisons d’ailleurs que ses sœurs ont fondé l’excellente formation de gospel The Glorifying Vines Sisters. Freeman exerce toutefois dans un relatif anonymat quand Tim Duffy le découvre en 2015, alors que sa vue commence à s’altérer. Dans un premier temps, la fondation Music Maker l’aide pour la restauration de son atelier. Littéralement fasciné, Duffy se rend ensuite régulièrement chez Vines pour l’interviewer, le photographier lui et ses œuvres, participe à leur inventaire et leur classement en vue d’une exposition.

© : Tim Duffy.
La démarche aboutit en 2020, avec la publication de Hanging Tree Guitars par Freeman Vines avec Zoe Van Buren (Music Maker, 159 pages, 28 dollars), et d’un CD du même titre qui compte douze chansons par autant d’artistes de Music Maker (10 dollars). On peut aussi acheter un package incluant livre et CD moyennant 35 dollars, et ces différents produits se commandent à cette adresse. Toujours en 2020, plusieurs œuvres de Vines s’exportent d’abord en Angleterre où elles sont présentées au Turner Contemporary, le musée d’art moderne et contemporain de Margate, dans le cadre de l’exposition We Will Walk – Art and Resistance in the American South, et sont évoquées dans un article du Guardian, « Hanging Trees and Hollering Ghosts: the Unsettling Art of the American Deep South ». Aux États-Unis, l’exposition Hanging Tree Guitars a d’abord été installée au Museum of Art à Greenville, évidemment en Caroline du Nord, avant de parcourir d’autres États, et il existe une version virtuelle à cette adresse.

© : Simon Arcache.
Freeman Vines n’a gravé aucune face et son legs n’est dès lors pas musical. Toutefois, outre son intérêt artistique manifeste, il est essentiel car il ranime notre devoir de mémoire à l’égard d’une période sombre de l’histoire d’une Amérique alors régentée par les démons de la ségrégation. J’ajoute maintenant quelques liens vers des documents audios et écrits relatifs à l’artiste.
– Hanging Tree Guitars: the Art of Freeman Vines, court-métrage de la fondation Music Maker en visite chez Vines à Fountain (2020).
– Freeman Vines: Hanging Tree Guitars, court-métrage du Southeastern Center for Contemporary Art, dans lequel Vines évoque son approche (2021).
– Coalition to Transform Advanced Care, court-métrage de Music Maker avec son fondateur Tim Duffy, qui s’arrête sur la vocation de son association et ses artistes dont Vines (2024).

© : Tim Duffy.
Je n’oublie pas les non-anglophones avec une dernière vidéo et trois articles.
– Freeman Vines, vidéo dans laquelle le photographe Simon Arcache propose un portrait de l’artiste, récompensé du prix du diaporama sonore 2020 décerné par Diapéro, en partenariat avec Arte Info et L’Obs.
– Je vous conseille la lecture de l’article « Freeman Vines, le vieil homme et ses guitares », par Philippe Bouvéron qui a rencontré l’artiste en 2015, et paru en janvier 2017 dans le numéro 53 d’ABS Magazine (disponible gratuitement en ligne).
– En août 2023, Mediapart, qui ne fait pas que dans le journalisme d’investigation politique, a réalisé un reportage dans plusieurs localités de Caroline du Nord dont Fountain où il a rencontré Vines, avant de publier un article le 27 décembre, intitulé « Wilson, Caroline du Nord : son tabac, sa musique ». Il faut s’abonner ou payer 1 euro pour accéder à cette publication. À défaut, vous pouvez lire mon propre article publié ici le 16 janvier 2024 à partir de celui de Mediapart, mais il est bien sûr plus succinct (« Mediapart au cœur du Piedmont Blues »)…

© : Tim Duffy.
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