Le Blues Revival, initié à la fin des années 1950 aux États-Unis, trouve rapidement une extension en Europe et plus particulièrement en Grande-Bretagne durant la décennie suivante. Lancée en 1962, la tournée de l’American Folk Blues Festival (AFBF) y contribue de façon décisive. Ses fondateurs sont allemands (Horst Lippmann et Fritz Rau), les concerts se déroulent d’ailleurs essentiellement outre-Rhin les deux premières années, mais à partir de 1964, elle s’arrête de plus en plus souvent au Royaume-Uni. Et le 8 décembre 1963, au Craw-Daddy Club à Richmond (Surrey, Angleterre), Sonny Boy Williamson II, qui a décidé de prolonger son séjour européen, enregistre chez Fontana « Sonny Boy Williamson & the Yardbirds », premier album d’un bluesman afro-américain avec des musiciens anglais (1). John Lee Hooker l’imite en novembre 1964 à Londres avec un album quelconque avec les Groundhogs, «… And Seven Nights » (Verve Folkways). Citons encore, dans le cadre de l’AFBF 1965 à Londres, l’inoubliable « In Europe » (Arhoolie) de Big Mama Thornton, entourée de Buddy Guy, Fred McDowell, Big Walter Horton, Eddie Boyd, Jimmie Lee Robinson et Fred Below !
Ce double phénomène, venue régulière de blues(wo)men américain(e)s et émergence du British Blues Boom, ne concerne pas seulement les artistes. Ainsi, progressivement, d’autres acteurs en Grande-Bretagne s’y intéressent, historiens, spécialistes, amateurs éclairés, collectionneurs, journalistes, animateurs radio, auteurs, producteurs… En précurseurs dès les années 1940 pour le jazz, Ronald Maxwell « Max » Jones et Derrick Stewart-Baxter signèrent aussi des publications sur le blues (surtout le second), mais un pionnier essentiel dans le domaine du blues outre-Manche est assurément l’auteur et historien Paul Oliver. Dans son sillage, d’autres personnages apparaissent dans les années 1960, dont les noms vous disent sans doute quelque chose : John Broven, Robin Gosden, Bruce Bastin, Mike Leadbitter, Simon A. Napier, Tony Russell, Mike Vernon, Mike Rowe, Neil Slaven, Bob Groom, Peter Moody…
En 1963, deux d’entre eux, Mike Leadbitter et Simon Napier, fondent Blues Unlimited, première revue dédiée au blues. Leadbitter mène également à bien avec Neil Slaven la célèbre et monumentale discographie Blues Records 1943-1966, qui paraît en 1968. En 1970, on retrouve Leadbitter et Napier, qui s’associent cette fois à Bruce Bastin pour créer Flyright Records, avec également Robin Gosden, autre collaborateur de Blues Unlimited. Dans son livre Pioneers of the Blues Revival (University of Illinois Press, 2014), Steve Cushing a interviewé John Broven qui se souvient de l’organisation du label : « Après avoir quitté Blues Unlimited, Simon a pris la direction de Flyright Records, qui était un label roots. J’ai joué un rôle au début dans les années 1960 avec Robin Gosden, puis l’organisation est devenue bien plus professionnelle à partir de 1970. Flyright s’impliquait beaucoup dans le blues, le rhythm and blues, la musique roots en général. Cela tenait à la fois du label discographique et de la société de distribution. Bruce était à la tête du label, Simon était l’homme d’affaires qui assurait la cohésion de l’entreprise, Robin dirigeait la distribution, et tous trois en ont fait un grand succès. Flyright était en quelque sorte une émanation de Blues Unlimited, ce qui démontre toute l’influence du magazine. »
En fait, en 1966, Broven et Gosden (2) avaient créé l’éphémère Jan & Dil Records, qui a sorti en tout et pour tout deux EP, « Downhome Blues – Sixties Style » et « More Downhome Blues », avec des artistes de R&B/rockabilly (Lightnin’ Leon aka Billy Lee Riley, Little Red Walter aka Walter Rhodes et Good Jelly Bess, autre possible pseudo de Riley) mais aussi des bluesmen renommés, Jerry McCain, Juke Boy Bonner, Papa Lightfoot et Snooky Pryor ! Quelque part, Jan & Dil est donc l’ancêtre de Flyright, même si, comme Broven le dit ci-dessus, l’organisation sera ensuite bien plus pro… Dans les années 1960 et 1970, les fondateurs de Flyright profitent de la notoriété de Blues Unlimited pour échanger avec des spécialistes américains, qui sont d’ailleurs souvent des correspondants de la revue, et qu’ils vont même rencontrer chez eux aux États-Unis. Comme le fit un peu avant eux Paul Oliver avec Sam Charters, ils s’enrichissent auprès de Gayle Dean Wardlow, Peter B. Lowry, Dick Spottswood, Mack McCormick, David Evans et d’autres, qui leur permettent en outre de rencontrer également des bluesmen.
Bruce Bastin est le plus actif, d’autant qu’il étudiera à l’université de Chapel Hill en Caroline du Nord dont il sortira diplômé en 1973, après des voyages dans cette région de la Côte Est, au Texas, en Louisiane… Dans une interview publiée le 14 juin 2019 par le site Musicguy247, Bastin évoque cette expérience : « Quand j’allais en Amérique, ils [Flyright] me demandaient de faire des recherches. Mike [Leadbitter] me disait quels disques chercher. J’ai aussi commencé à écrire pour la revue. Ils ont commencé à sortir un ou deux LP. À mon retour de Houston en 1968, j’avais beaucoup de 78-tours plutôt rares et nous avons commencé à faire des compilations. On en pressait 99 exemplaires pour ne pas payer de taxe à l’achat. À partir de 100 copies, il fallait payer la taxe. Et finalement, plus tard, on se lancera dans la production de disques en grand nombre. (…). [À La Nouvelle-Orléans], j’ai rencontré Leroy Martin, l’auteur des notes de pochette du LP de Vin Bruce « Sings Jole Blon and Other Cajun Classics » [Swallow, 1962]. Il m’a emmené chez lui. J’ai me suis vraiment retrouvé avec les Cajuns (…), des gens formidables, j’étais accroché. Un des premiers LP Flyright était consacré à la musique cajun. »
Bastin parle sans doute des trois LP sortis dans la série 3500 avant même la fondation officielle du label en 1970 : « The One Man Trio » par Juke Boy Bonner (enregistré en 1967 et paru l’année suivante), et les volumes 1 et 2 de « Jambalaya on the Bayou » (1969), composés de rééditions de Nathan Abshire, Dewey Nelson, Floyd LeBlanc, Joel Sonnier, Iry LeJeune, Cleveland Crochet, Lightnin’ Slim, Schoolboy Cleve, Polka-Dot Slim, Clifton Chenier, Katie Webster, Rockin’ Sidney… Les trois premiers albums de la série 4700 (« Chicken Stuff: Houston Ghetto Blues » , « Wild Bill Blue Washboard Boys: Baby Yum Yum: La La Blues from Louisiana’s Bayous » et « Carolina Slim: Carolina Blues And Boogie ») sont à rattacher aux précédents mais sortent en 1970 et bénéficient d’une plus large diffusion.
Bien entendu, d’emblée, les responsables de Flyright démontrent leur intérêts pour les musiques afro-américaines d’inspiration traditionnelle qu’ils aspirent à faire découvrir au public européen à l’aide de rééditions. Toujours en 1970, la série 100 initie le véritable « démarrage » du label, inaugurée par une compilation de Snooky Pryor. D’autres artistes suivront dont Memphis Minnie, Blind Boy Fuller, Peetie Wheatstraw, Tommy McClennan et le South Memphis Jug Band. Parallèlement, le catalogue propose aussi de nombreuses anthologies souvent thématiques : « Kings of the Twelve String », « Deep South Country Blues » « Piedmont Blues », « Bull City Blues ». Il faut ajouter dans la série Flyright-Matchbox des rééditions d’enregistrements de terrain de la Bibliothèque du Congrès, en huit volumes sortis entre 1973 et 1978. Enfin, pendant quinze ans à partir de 1974, Flyright sortira une incroyable série en 57 volumes des sessions du producteur louisianais Jay Miller (The Legendary Jay Miller Sessions), puis, au début des années 1980, des dizaines de faces du label J.O.B. Records, fondé en 1949 à Chicago par Joe Brown et St. Louis Jimmy Oden.
Il s’agit seulement là d’un aperçu de la production la plus en rapport avec l’objet de ce site, et qui prouve le rôle essentiel joué par ce label durant plus de trois décennies. Il m’est impossible d’aller plus loin à ce propos dans le cadre de cet article (environ 400 albums au catalogue Flyright !), mais je vous invite à consulter la discographie très complète et détaillée du label sur le site de Stefan Wirz. Le blues est de loin le plus représenté, mais Flyright s’essaiera aussi un peu au R&B, au rock ‘n’ roll et au jazz. En 1974, Mike Leadbitter avait quitté ce monde bien trop jeune, à trente-deux ans des suites d’une méningite. Hélas, en 1990, Bruce Bastin disparaîtra lui aussi prématurément, d’une crise cardiaque à cinquante et un ans. Après cela, les parutions s’espaceront, pour finalement cesser en 2001.
Les derniers commentaires