Au programme de mon émission sur YouTube, Henry Gray, (rubrique « Un blues, un jour »), et le livre de Bruce Iglauer et Patrick A. Roberts, Bitten by the Blues – The Alligator Records Story (rubrique « Nouveauté de la semaine »).
Cette rubrique « Un blues, un jour » nous ramène plus de deux siècles en arrière, au 8 janvier 1811, date d’un triste événement de l’histoire des États-Unis. Il se passe au sud de la Louisiane, dans une région dite Côte des Allemands, qui doit son nom à l’installation dès les années 1720 d’immigrants alsaciens, lorrains, suisses-allemands et donc allemands. De nos jours, à quelque cinquante kilomètres au sud-ouest de La Nouvelle-Orléans, une petite ville se nomme d’ailleurs toujours Des Allemands, qui est très officiellement depuis 1975 la capitale mondiale du poisson-chat… C’est toutefois plus au nord, sur les rives du Mississippi, près de l’actuelle LaPlace, que naquit le 8 janvier 1811 une grande révolte d’esclaves, un des plus importantes (et peut-être même la plus importante) de l’histoire du pays. Un soulèvement mené par un certain Charles Deslondes, né vers 1789, et qui contrairement à ce que relatent par erreur certaines sources, était bien lui-même esclave.
D’abord simplement armés de couteaux pour la coupe de la canne à sucre, les premiers esclaves rassemblés par Deslondes s’en prirent au propriétaire de la plantation Woodland, Manual Andry (ou André), le blessant et tuant son fils avant d’incendier le domaine. Le groupe visiblement important dès le début du soulèvement (on parle de 200 hommes) fit subir le même sort à d’autres plantations de la région tout en récupérant des armes. Durant la progression, le nombre des participants ne cessa d’augmenter pour atteindre finalement environ 500 membres, bien que les chiffres varient à ce propos.
L’ambition de Deslondes et de ses compagnons est affichée : marcher sur La Nouvelle-Orléans pour créer une « république noire » sur la côte louisianaise. Leur chemin qui suit grossièrement le cours du Mississippi passe par les plantations Ormond et Destrehan. Mais Andry, qui s’était évadé malgré sa blessure, parvient à prévenir d’autres propriétaires et à réunir une milice. Dès le 9 janvier, la nouvelle du soulèvement arrive à La Nouvelle-Orléans. Devant cette insurrection qui ne sera pas si loin de réussir, on sollicite l’armée qui stoppe le 10 janvier les révoltés à la plantation Jacques Fortier, à hauteur de Kenner. Le bilan est sanglant, avec environ 45 esclaves tués dont Deslondes, et au moins autant sommairement exécutés durant la répression qui s’ensuit.
L’histoire du blues étant étroitement liée à celle des Afro-Américains, il me semble essentiel de m’arrêter sur de tels événements. Pour illustrer cela en musique, j’ai choisi le chanteur et pianiste Henry Gray, originaire de Kenner, la ville louisianaise où la révolte de 1811 s’est achevée. D’autant que l’anniversaire de ce bluesman est proche car il aura 94 ans le 19 février prochain, et qu’il ne semble toujours pas enclin à prendre sa retraite… J’ai programmé un extrait de son dernier album qui date de 2017, simplement intitulé « 92 » (Music Matters), en référence à son âge à l’époque. On y entend en outre un Paul Sinegal toujours lumineux à la guitare… Ça s’appelle Worried Life Blues.
En deuxième partie d’émission, ma nouveauté de la semaine est le récent livre publié par Bruce Iglauer (en collaboration avec Patrick A. Roberts), Bitten by the Blues – The Alligator Records Story (University of Chicago Press, 336 pages, 30 dollars). Dans le numéro 232 de Soul Bag, j’ai réalisé une interview de Bruce à l’occasion de la sortie de son livre dont j’ai également rédigé la chronique. Je vous propose donc plus bas, juste après cet article, l’intégralité des textes de ces publications. Pour ce qui est de l’illustration musicale dans mon émission, avec plus de 350 albums au catalogue Alligator dont bien des artistes emblématiques, ce ne fut pas facile de choisir… Mais je me suis souvenu de la superbe série de compilations en 4 volumes « Living Chicago Blues » (1978-1980) qui avait permis de découvrir des bluesmen moins connus mais très talentueux. J’ai donc retenu un extrait du volume 3 avec un beau styliste, le chanteur et guitariste Lacy Gibson, et un morceau intitulé Drown in My Own Tears.
TEXTE CHRONIQUE DU LIVRE DE BLUES IGLAUER
Avant que Bruce Iglauer explique ci-dessous pourquoi il publie ce livre, commençons par la fin et la liste de 358 albums sortis par Alligator : 79 d’entre eux ont été nominés ou victorieux aux Grammys Awards et/ou lauréats d’un Blues Award, certains pouvant en effet cumuler plusieurs récompenses. Soit près du quart du catalogue… Qui dit mieux ? Sachant qu’Iglauer est aussi à l’origine de la fondation de Living Blues et du Chicago Blues Festival, cet acteur essentiel du blues avait évidemment bien des choses à raconter. C’est le cas, et après une entame biographique qui révèle une enfance difficile, on constate rapidement qu’il est littéralement parti de rien… L’histoire du lancement de son label est passionnante, car après ses débuts chez Bob Koester (lui-même fondateur de Delmark), il lui fallut tout faire seul : arpenter des clubs alors peu fréquentés par les Blancs en quête des premiers musiciens, trouver un studio, faire les contrats, démarcher les revendeurs et les radios, contrôler la fabrication, assurer la promotion, le tout en étant inconnu… L’ouvrage révèle l’implication d’Iglauer, qui se bat pour ses artistes, les accompagne, les recadre si nécessaire, monte des tournées internationales sur lesquelles il est présent. Les auteurs (Iglauer est assisté de Patrick A. Roberts, plus chevronné dans l’édition) dépeignent d’ailleurs un système que l’on savait sans concession, mais dans lequel la reconnaissance et la fidélité s’érigent en valeurs. S’appuyant sur une base bien documentée, Iglauer signe un ouvrage prenant dans un style direct et incisif, à l’image d’un homme dont la longévité ne doit rien au hasard tant il a su établir une relation de confiance avec ses artistes. Et comme il l’écrit dans l’épilogue, ce n’est pas fini, car il se « focalise toujours sur l’avenir ».
* Stamz est mort en 2007 à 101 ans.
© : Daniel Léon pour Soul Bag n° 232.
TEXTE INTERVIEW : BRUCE IGLAUER, LE BLUES À PLEINES DENTS
Après quasiment cinquante ans d’activisme dans le blues, Bruce Iglauer fait partie des personnages qui comptent. À soixante et onze ans, le boss d’Alligator est aujourd’hui très influent et connu, peut-être encore plus que les musiciens qui font la richesse de son catalogue, notamment de notre côté de l’Atlantique… Cofondateur en 1970 de Living Blues, la plus ancienne revue sur le sujet aux États-Unis, créateur donc de son label l’année suivante, mais aussi initiateur à Chicago du plus important festival de blues du monde, il ne lui manquait guère qu’un livre pour raconter un parcours qui est en outre loin d’être terminé. C’est désormais chose faite avec la publication à venir cet automne de son autobiographie écrite avec Patrick A. Roberts, Bitten by the Blues: The Alligator Records Story.
Quand avez-vous décidé que l’heure était venue d’écrire un livre ?
Cela faisait bien longtemps que j’envisageais de faire un livre car j’avais beaucoup de souvenirs, et je souhaitais que certains d’entre eux soient mis par écrit. Mais je ne l’aurais probablement pas fait si je n’avais pas rencontré Patrick Roberts. Si j’avais dû m’asseoir pour écrire seul, c’eut été très dur… Nous avons commencé à travailler il y a environ sept ans.
Comment ça s’est passé avec Patrick, vous vous connaissiez ?
On s’est rencontrés lors d’un événement autour de son livre Give ‘Em Soul, Richard!: Race, Radio, & Rhythm & Blues in Chicago, consacré à un animateur noir, pionnier novateur de la radio du nom de Richard Stamz*. Patrick l’interviewa longuement quand il avait presque cent ans. Bob Riesman, auteur de l’excellent livre sur Big Bill Broonzy, I Feel So Good, également publié par University of Chicago Press, nous a présentés. Patrick est un type très bien qui enseigne l’écriture à l’université. Il aime le blues mais n’a pas de connaissances étendues. Je pense que c’était une bonne chose car je voulais que le livre s’adresse à un public large, pas seulement aux « dingues de blues ».
Comment avez-vous travaillé ?
Après la proposition de Patrick de faire un livre ensemble, il décida de m’interviewer, d’enregistrer nos entretiens puis de les faire transcrire. J’ai passé environ cent heures à parler. Il fallut ensuite payer des gens pour réaliser les transcriptions. Puis Patrick s’est occupé de les organiser en chapitres et en sections. Je me suis alors chargé de tout réorganiser et d’en réécrire une bonne partie pour que cela s’éloigne du ton de la conversation et que cela ressemble plus à un livre. En outre, en reprenant les transcriptions, je me suis aperçu que je n’avais pas du tout évoqué certains secteurs de mon histoire. Ainsi, par exemple, j’ai écrit seul le chapitre sur les artistes féminines sans être interviewé.
Je suppose que bien des souvenirs sont remontés, comment avez-vous choisi ?
Patrick m’a beaucoup aidé en me guidant avec ses questions. Toutefois, nous avons dû écarter beaucoup de choses pour des questions de place. Nous n’étions pas censés dépasser 90 000 mots (mais nous sommes parvenus à en obtenir 10 000 de plus) et un nombre précis de photos. Je projette de créer un site Internet (c’est désormais fait : www.bittenbytheblues.com) avec plus d’informations et d’images. Par exemple, je pourrais passer énormément de temps à simplement parler des clubs du South Side et du West Side au début des années 1970. J’espère pouvoir mettre des éléments en ligne avant la publication du livre.
Je suppose aussi qu’il a fallu choisir entre des moments et des événements cruciaux de votre vie, et d’autres faits moins importants mais très intéressants, drôles ou bien relatifs à l’envers du décor…
La décision d’écarter certains éléments fut toujours difficile à prendre. L’éditeur voulait pas mal d’informations sur l’industrie du disque alors que j’avais tendance à mettre plus de choses sur les musiciens. J’aurais pu écrire quelque chose sur pratiquement chaque séance d’enregistrement et chaque contrat, sur mes relations avec les musiciens et sur leur vie au quotidien en dehors de la musique. Bon nombre de mes souvenirs restent très précis.
Vous racontez l’histoire de votre label et du Chicago blues, mais aussi celle d’autres acteurs, artistes, promoteurs, organisateurs, producteurs, agents, gérants de clubs, associations, institutions, médias… Il vous importait de leur rendre hommage ?
Je suis devenu quelqu’un d’important dans l’histoire récente du blues, mais il existe beaucoup de héros et d’héroïnes dans cette musique (beaucoup étant quasiment oubliés) et je voulais en mettre le plus possible en lumière.
Le blues a une longue histoire liée aux traditions populaires et à la culture des Afro-Américains. Vous en faites aujourd’hui partie. Avec le recul, vous pensez être aussi un passeur de ces traditions, et le livre est-il un bon moyen ?
Bien que je sois en excellente santé et que je continue de travailler chaque jour durant de longues heures, je sais bien que j’ai soixante et onze ans et que je ne suis pas immortel. J’ai estimé que j’avais des histoires à relater qui seront susceptibles d’intéresser aussi les gens dans le futur, et ce fut pour moi l’occasion d’en raconter quelques-unes. J’ai aussi voulu être utile aux musiciens et aux gens qui auraient envie de se lancer dans la création d’un label. À chaque fois que j’ai tenu le rôle du mentor pour ceux qui débutaient, je leurs disais : « Je ne veux pas que vous fassiez les mêmes erreurs que moi, je veux que vous en fassiez de toutes nouvelles ! C’est drôle (mais aussi parfois dommage) de regarder en arrière en évoquant la « bonne vieille époque », mais je sens au plus profond de moi que je dois contribuer au lancement de nouvelles carrières tout en agissant comme une « passerelle » pour porter le blues vers le futur. Aujourd’hui, je dois faire partie des personnes les plus importantes du blues en dehors des musiciens, mais j’aimerais qu’il y ait plus de gens pour faire ce que je fais.
Quels furent les meilleurs et les pires moments de cette expérience ?
J’ai eu quelques gros désaccords, aussi bien avec Patrick qu’avec mon responsable éditorial à la University of Chicago Press. Il s’agissait parfois de l’organisation structurelle du livre, ou bien cela portait sur mes choix d’expression et de style. Dans d’autres cas, c’était simplement relatif à des contraintes de délais impossibles à tenir. En outre, l’éditeur devint de plus en plus méfiant à l’égard des questions raciales, et il voulait que je sois plus « politiquement correct » dans mes formulations, car il avait peur d’offenser des lecteurs noirs. En général, je refusais. Cela fait bientôt cinquante ans que j’évoque ces problèmes raciaux avec des musiciens (et des non-musiciens), et je tenais à être aussi direct avec les lecteurs que ces musiciens l’avaient été avec moi. Quant au meilleur moment, c’est vraiment maintenant, le livre est terminé, les quelques personnes qui l’ont lu l’apprécient et l’éditeur travaille dur sur la promotion en vue du lancement.
Ce livre est le reflet de votre vie et de votre philosophie. Vouliez-vous aussi convaincre les gens de la légitimité de vos actions ?
J’ai perdu mon père à l’âge de cinq ans. Je suis particulièrement attentif au fait que la vie est courte. Je ne crois ni au paradis ni à l’enfer, alors quoi que je doive accomplir, je crois que j’ai tout intérêt à le faire durant cette vie… Et je ne pense pas avoir besoin de démontrer la légitimité de mes actions. J’ai trois cents albums et bien des carrières réussies d’artistes qui valident ces actions.
Êtes-vous content du résultat ?
Globalement, oui. Je pourrais m’asseoir et réécrire chaque page pour l’améliorer un peu, tout comme je pourrais facilement ajouter cent ou deux cents pages. Mais j’estime que le livre atteint la majorité des objectifs que je m’étais fixés quand j’ai commencé à travailler sur le projet. J’espère que les lecteurs de Soul Bag l’aimeront…
© : recueilli et traduit par Daniel Léon le 28 juillet 2018 pour Soul Bag n° 232.
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