Regard perçant, sourire éclatant, élégance racée, charisme et même grâce, les mots manquent pour qualifier Sidney Poitier, dont la disparition avant-hier 6 janvier jette une ombre glaciale sur ce début d’année 2022. Rien ne semblait le destiner à la carrière qui en fera un monstre sacré du cinéma et une icône du peuple noir. Mais il sera toujours en avance… Il naît en effet prématurément (à deux mois du terme) le 20 février 1927 à Miami, Floride, où ses parents bahaméens passent le week-end, devenant d’office citoyen américain… Il passe toutefois son enfance dans une ferme à Cat Island, où sa famille et ses six frères et sœurs (il est le benjamin de la fratrie) cultivent notamment des tomates. À dix ans, il découvre Nassau, la capitale des Bahamas, et à quinze ans, il rejoint un frère aîné à Miami. L’année suivante, on le retrouve à New York, où il est employé comme plongeur, puis il s’engage dans l’armée durant la Seconde Guerre mondiale, trichant sur son âge. Affecté dans un service psychiatrique, marqué par le traitement infligé aux patients, il feint lui-même une maladie mentale pour être réformé.
Rendu à la vie civile fin 1944, il se retrouve à la plonge dans un restaurant new-yorkais. Il est ensuite auditionné pour le théâtre et trouve un petit rôle dans la troupe de l’American Negro Theater à Harlem. Mais à l’époque, au théâtre, il faut savoir chanter, surtout quand on est Afro-Américain : or, Poitier n’a pas l’oreille musicale et son accent bahaméen est un autre obstacle. Il passe alors des mois à gommer ces défauts, et en 1946, il est récompensé par un premier rôle à Broadway dans la pièce Lysistrata. Fin 1949, sa réputation est désormais telle qu’il doit choisir entre le théâtre et le cinéma, pour lequel il opte en 1950 dans le film No Way Out (La porte s’ouvre) de Joseph L. Mankiewicz. Un coup d’essai qui se transforme en coup de maître, Poitier étant remarqué pour son rôle d’un médecin noir dans une Amérique sous le joug de la ségrégation.
Poitier est alors sollicité pour des rôles jusque-là réservés aux Blancs. En 1958, il incarne un prisonnier évadé enchaîné avec un Blanc (Tony Curtis) dans The Defiants Ones (La chaîne) de Stanley Kramer. Les deux hommes se haïssent mais doivent composer avec la chaîne qui les lie, et même que Poitier finit par chanter, la preuve ! Le film rencontre un énorme succès avec huit nominations aux Oscars en 1959, en remportant deux (scénario et photographie). Poitier est également désigné meilleur acteur par la British Academy of Film and Television Arts, ainsi que lauréat de l’Ours d’argent du meilleur acteur au Festival international du film de Berlin.
La même année, Poitier fait son retour au théâtre à Broadway dans la pièce A Raisin in the Sun (Un raisin au soleil, traduction hasardeuse qui n’engage que son auteur…), aux côtés de Ruby Dee, mère du bluesman Guy Davis. Cette œuvre, qui raconte la vie d’une famille noire pauvre de Chicago qui ne sait que faire d’une forte somme héritée d’une succession, est une des premières à faire prendre conscience de la vie des Noirs auprès du public blanc. Après une autre interprétation acclamée pour Porgy and Bess (1959), Sidney Poitier apparaît dans Paris Blues, un film de Martin Ritt qui se déroule… à Paris ! Entouré de Paul Newman et Joanne Woodward, mais aussi de Louis Armstrong, Moustache et Serge Reggiani, Poitier incarne un saxophoniste (Paul Gonsalves, membre des orchestres de Count Basie, Dizzy Gillespie et Duke Ellington, excusez du peu) dans une capitale française autrement plus ouverte en termes de lutte contre que le racisme que les États-Unis. Puis vient Lilies on the Fields (Le lys des champs) en 1963, de Ralph Nelson. L’intrigue est singulière : un travailleur itinérant rencontre des nonnes allemandes qui lui demandent leur aide pour construire une chapelle. Une consécration pour Poitier, qui devient l’année suivante le premier acteur afro-américain couronné d’un Oscar. Et même que Sidney Poitier chante encore, et que c’est formidable…
L’année 1967, qui fait de lui l’acteur le plus rentable du box-office, est ponctuée de trois autres films remarquables : To Sir, with Love (Les anges aux poings serrés), de James Clavell, et surtout In the Heat of the Night (Dans la chaleur de la nuit) de Norman Jewison, et Guess Who’s Coming to Dinner (Devine qui vient dîner) de Stanley Kramer. La chanson-thème de In the Heat of the Night est l’œuvre de Ray Charles avec Quincy Jones à la production. Sidney Poitier fut un acteur essentiel du combat pour les droits civiques, mais il l’exprima sans doute mieux que quiconque au travers de ses films. S’il obtint ensuite moins de succès dans sa carrière, en particulier comme réalisateur, sans jamais cesser de s’investir en défenseur des droits civiques, il restera comme une pierre angulaire. Avant lui, les acteurs afro-américains n’existaient pas. Après lui, ils s’inscriront parmi les meilleurs.
Plus tard, Poitier s’essaiera à la politique et deviendra amabassadeur des Bahamas au Japon de 1997 à 2007 et auprès de l’UNESCO de 2002 en 2007, avant de recevoir des mains de Barack Obama la médaille de la Liberté, la plus haute distinction civile aux États-Unis. Mais le cinéma le poursuivra toujours, c’est le cas de le dire… En 2002, comme un passage de témoin, Poitier, lui-même récompensé d’un Oscar pour l’ensemble de sa carrière, remettra un Oscar à Denzel Washington, qui déclarera : « Dieu est bon, dieu est grand (…)… Ça fait quarante ans que je cours après Sidney, et finalement on nous récompense le même jour. Je te suivrai toujours Sidney, j’emprunterai toujours tes pas, rien ne me fait plus plaisir, Dieu te bénisse. » Cet immense monsieur a changé le cours de l’histoire du cinéma, et sans doute même de la condition des Afro-Américains. Un legs incommensurable, inestimable. Merci Sidney Poitier. Amen.
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