Dans un article du 1er février 2022, j’ai présenté une nouvelle rubrique hebdomadaire qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. Aujourd’hui, pour la véritable première de cette rubrique, je vous propose de nous arrêter sur l’expression « Stavin’ chain ». Toute traduction littérale est hasardeuse, stavin’ chain signifiant à peu près « écarter les chaînes », ce qui nous avance peu en termes de folklore et plus particulièrement de blues !
En consultant les sources, on s’aperçoit vite que l’expression prend divers sens dans le blues. Au XIXe siècle, Stavin’ Chain était un personnage plus ou moins mythique employé sur les voies ferrées et qui était doté d’une force et d’une endurance sans égales. Ce qui nous rappelle une autre figure légendaire, John Henry, le « Steel drivin’ man » qui travaillait également sur les chantiers du chemin de fer, lui aussi très fort, cassant les pierres avec sa masse et refusant de céder à la mécanisation (lire Steel Drivin’ Man: John Henry: The Untold Story of an American Legend, par Scott Reynolds Nelson, OUP USA, 2008). Mais au fil du temps, l’endurance de Stavin’ Chain va changer de sens, pour désigner la vigueur sans pareille d’un homme au lit, capable de faire l’amour à une femme toute la nuit…
Cette connotation sexuelle perdurera, Stavin’ Chain prenant même la forme d’une femme chez certains bluesmen, par exemple dans la chanson Woman woman blues d’Ishman Bracey en 1930 : I got a woman, a little good woman, she ain’t a thing but a Stavin’ Chain / She’s a married woman and I’m scared to call her name (« J’ai une femme, une gentille petite femme, une véritable Stavin’ Chain / C’est une femme mariée et j’ai peur de citer son nom). Le célèbre chanteur et pianiste de jazz Jelly Roll Morton, interrogé en 1938 par l’ethnomusicologue Alan Lomax pour la Bibliothèque du Congrès car il évoque Stavin’ Chain dans sa chanson Winin’ boy blues, livre une autre version : « Stavin’ Chain, eh bien en fait c’était un proxénète. On disait qu’il avait plus de filles que tout autre proxénète dans la région. Tout le monde en parlait mais je n’ai jamais croisé son chemin. »
Dans d’autres registres, l’expression stavin’ chain pourrait aussi se rapporter à une chaîne retenant les douves (staves), ces pièces de bois qui constituent les parois d’un tonneau, avant l’installation du cerclage métallique définitif. Hélas, bien entendu, d’autres estiment que cela désigne les chaînes qui reliaient les fers des prisonniers sur les chain gangs (un terme sur lequel je reviendrai dans une prochaine rubrique). Outre celles déjà citées, on doit des chansons notables sur ce thème à Lil’ Johnson en 1937 (Stavin’ Chain), Johnny Temple en 1938 (Stavin’ Chain) et Big Joe Williams en 1958 (Stavin’ Chain blues). Enfin, quelques bluesmen ont utilisé le pseudonyme Stavin’ Chain comme nom d’artiste, dont le Louisianais Wilson Jones, lui aussi enregistré en 1934 par les Lomax. Je n’ai d’ailleurs pas choisi par hasard cette expression pour cette première : une photo de Wilson Jones aka Stavin’ Chain illustre la couverture (version numérique) de mon roman Un cadeau au goût amer pour Julius – Le blues en héritage, photo que vous retrouvez aussi en page d’accueil de mon journal Facebook ! Pour conclure aujourd’hui, je vous invite maintenant à écouter la chanson Woman woman blues d’Ishman Bracey.
(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).
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