John Lee Hooker, Hastings Street, Détroit, 1959. © : Jacques Demêtre : Archives Soul Bag.

Le 21 juin marque comme chaque année la fête de la musique, et 2022 ne déroge pas à cette très bonne habitude, d’autant que ce sera la première à peu près normale depuis l’arrivée de la Covid-19. Mais le 21 juin, ce fut aussi la date choisie en 2001 par John Lee Hooker pour tirer sa révérence. Pas de long article ici sur ce bluesman essentiel, mais je vous mets plus bas l’intégralité de la biographie que j’avais signée dans le numéro 228 de Soul Bag. J’opte donc aujourd’hui pour que nous fêtions la musique avec 21 chansons du bluesman, des singles dans l’ordre chronologique couvrant la période 1948-1969. Cela ne constitue donc pas un classement, mais ce sont les versions originales. Pas de commentaire, juste pour se faire plaisir avec le roi du boogie, mais pas seulement !

© : Discogs.

  1. Boogie chillen (Modern, 1948).
  2. Crawlin’ king snake (Modern, 1949).
  3. Hobo blues (Modern, 1949).
  4. I’m in the mood (Modern, 1951).
  5. Louise (Chess, 1951).
  6. Mad man blues (Gone, 1951).
  7. It hurts me so (Modern, 1952).
  8. Down child (Modern, 1953).
  9. It’s my own fault (Chess, 1954).
  10. Mambo chillun (Vee-Jay, 1955).
  11. Dimples (Vee-Jay, 1956).
  12. I love you honey (Vee-Jay, 1958).
  13. Tupelo (Vee-Jay, 1960).
  14. Boom boom (Vee-Jay, 1962).
  15. Shake it baby (Brunswick, 1963).
  16. It serves me right (Vee-Jay, 1964).
  17. I love you honey (Stateside, 1964).
  18. Let’s go out tonight (Chess, 1966).
  19. The Motor City is burning (Bluesway, 1967).
  20. I don’t wanna go to Vietnam (Bluesway, 1969).
  21. Grinder man (Stax, 1969).

JOHN LEE HOOKER : UNE TRAJECTOIRE À PART (© : Daniel Léon / Soul Bag)

John Lee Hooker a connu le vide, marché sur le fil de sa vie jusqu’à se faufiler dans la nôtre. Paradoxalement, faute d’avoir généré une école, il n’a sans doute pas d’égal dans le blues en termes d’influence. Établir sa discographie s’apparente à une quête sisyphéenne. Dès 1960, les premières faces de ce quasi inconnu hors des frontières de son pays étaient déjà rééditées en compilations et ne cesseront de l’être jusqu’à aujourd’hui sous diverses formes. Ensuite, il enregistrera des dizaines d’albums originaux au rythme de ses célèbres boogies enfiévrés. Dès lors, il vaut sans doute mieux aborder sa carrière selon des périodes assez distinctes qui sont autant d’importants jalons du blues moderne.

 D’où viens-tu John Lee ? De Clarksdale ou bien de Tutwiler ? S’agissant de marquer l’histoire du blues, les deux villes du Mississippi sont très recommandables. La première est toujours l’officieuse capitale du Delta Blues. En gare de la seconde, W. C. Handy y aurait « découvert » le blues en 1903. On a longtemps admis que John Lee Hooker était né du côté de Clarksdale le 22 août 1917. Mais selon une source récente et fiable[1], non seulement ce serait plutôt Tutwiler, mais il y aurait en outre vu le jour en 1912. Nous devrons peut-être revoir notre position à l’avenir, mais pour l’heure, parce que la très grande majorité des spécialistes continuent de privilégier ces éléments, nous considérerons donc que le bluesman est né en 1917 à Clarksdale. D’autant que seulement vingt-cinq kilomètres séparent Clarksdale et Tutwiler…

On sait peu de choses sur sa jeunesse, et lui-même manquait de précision quand on lui demandait de la relater. Benjamin d’une famille de onze enfants, il est le fils de Minnie Ramsey et de William Hooker, un homme très pieux qui ne tolère que le gospel sous son toit. Pourtant, le jeune John Lee a parfois l’occasion de toucher au blues en grattant une vieille guitare en cachette. Mais en Will Moore avec qui sa mère se remarie – sans doute à la fin des années 1920 –, il trouve un mentor dont il dira toujours qu’il lui a appris ce blues si sommaire et rustique[2] qui sera sa marque. Malgré son jeune âge, mais à l’image d’autres futurs musiciens à l’époque, il quitte définitivement sa famille à quatorze ans et prend la route, selon ses dires déjà convaincu que le blues serait son seul avenir. Une itinérance mystérieuse le mène dans le Delta autour de Clarksdale, puis à Memphis et plus au nord à Cincinnati, où il reste près de trois ans et travaille dans le secteur automobile. Mais durant dix bonnes années, il se forge surtout son style de blues caractéristique. Le voilà prêt à écrire son histoire unique.

 

L’invention de l’électricité

En 1943, John Lee Hooker arrive à Détroit en musicien accompli, qui a déjà fourbi ses armes dans le Sud lors de soirées et dans des clubs. Mais en tant qu’homme, il se soucie aussi… des femmes ! Avec un succès toutefois d’abord très mitigé. Car en 1943 comme en 1944, il en épouse deux dont il divorce rapidement… Puis, fin 1944, il en rencontre une troisième âgée de seulement seize ans, et si on peut s’exprimer ainsi, Maude Mathis sera la bonne car l’union durera cette fois un quart de siècle. Dans Boogie Man: The Adventures of John Lee Hooker in the American Twentieth Century[3], Maude explique comment il l’a séduite : « Il était vraiment charmant et m’achetait de chouettes petits cadeaux… » Six enfants verront le jour, les plus connus étant Zakiya et John Lee Jr qui poursuivent une carrière musicale honorable. Dans un premier temps, Hooker s’installe progressivement dans la famille Mathis qui « l’adopte » sans discuter. Et s’il a forcément des défauts, c’est un véritable bourreau de travail sur un marché éreinté au lendemain du conflit mondial.

D’autant qu’en novembre 1946, Maude donne naissance à Diane, et le couple doit louer une chambre sur Madison Street. Outre la musique en fin de semaine, pour laquelle il s’entraîne dès qu’il trouve une minute, le père se débrouille pour s’occuper au mieux de sa petite famille. Selon Paul, un des frères de Maude, ils vivent dans la partie est de la ville appelée Black Bottom, une formule quelque peu triviale[4] pour désigner le quartier noir que les Afro-Américains partagent en fait avec d’autres émigrés, Mexicains, Polonais, Italiens… Toujours dans Boogie Man…, Paul Mathis insiste sur les efforts de John Lee : « Il ne restait pas à ne rien faire en se disant que les choses finiraient par s’améliorer (…). Il ne jouait que le week-end. Les cinq autres jours de la semaine, il pointait toujours quelque part (…), il avait toujours du boulot. Il plaçait dans les cinémas, balayait des planchers, travaillait du métal, assemblait des voitures, etc. Il le faisait. C’était un dur labeur. Et quand je dis « dur labeur », j’entends à se faire saigner les doigts. Il était mû par la détermination car il savait qu’il s’en sortirait. »

C’est donc dans ce contexte en plein Black Bottom que John Lee Hooker se transforme progressivement en musicien professionnel sur une voie qu’il fera connaître au monde entier, Hastings Street. Il y côtoie un certain Jake Bullock, qui a ses entrées dans les bars et les clubs du quartier, et son répertoire compte déjà plusieurs de ses futurs classiques dont Boogie chillen, Sally Mae et Hobo blues. Sans doute en 1947, il rencontre T-Bone Walker, qui lors d’un concert sur Hastings lui aurait offert sa toute première guitare électrique, ce qu’il confirme notamment dans une interview réalisée par Jas Obrecht[5] en 1992 : « Il fut le premier à me donner une guitare électrique (…) et le premier homme à la populariser à l’est de Détroit. Tout le monde essayait de jouer comme T-Bone Walker (…). C’était très moderne à l’époque même si ce style sophistiqué n’est désormais plus à la mode. » Une guitare électrique qui change la dimension de la musique de John Lee Hooker, rapidement associée à un coup de pouce du destin qui lui permet d’inaugurer sa discographie pléthorique.

 

De Hastings à Los Angeles

À l’époque, il se produit en trio, accompagné du pianiste James Watkin et du batteur Curtis Foster. Il fréquente un certain Elmer Barbee, qui joue un peu le rôle de découvreur et de manager « officieux » en l’aidant à trouver des engagements, et tient un magasin de disques appelé Barbee’s au 609 East Lafayette Street – au sud de Hastings – avec un petit studio aménagé à l’arrière. Après plusieurs essais car Hooker tient absolument à être enregistré pour se faire connaître au-delà du cercle des clubs locaux, fin septembre 1948 – un mercredi –, Barbee lui donne une première chance dans son studio. Hooker joue seul pour cette session improvisée, et Barbee, subjugué par le blues primal de l’artiste, décide qu’il mérite de meilleurs moyens. Il l’emmène sur Woodward, une grande avenue qui coupe pratiquement Détroit en deux en traversant le Black Bottom, où officient Bernie Besman et Johnny Kaplan, bien mieux équipés et propriétaires d’un label, Sensation.

Ainsi « naissent » Sally Mae (May) et Boogie chillen. Personnellement, j’ai toujours préféré le premier, trouvant que toute la force et la profondeur de la musique de John Lee Hooker s’exprimaient sur ces tempos lancinants faussement traînants. L’histoire me contredira gaillardement. Boogie chillen propulse son auteur parmi les bluesmen les plus demandés à Détroit. Et là encore, Besman ne peut pas suivre et assurer la promotion du disque. Il en cède les droits à Modern, le label californien des frères Bihari dont le siège se trouve à Los Angeles… En outre, Besman a eu l’idée géniale d’enregistrer Hooker en insistant sur une caractéristique du musicien, qui, à l’aide du talon, martèlement vigoureusement le sol pour accentuer la puissance hypnotique de ses interprétations.

Le 3 novembre 1948, Modern grave le single au niveau national, et le succès de Boogie chillen est phénoménal. Non seulement il s’en vend un million d’exemplaires – nombre alors très significatif –, mais dès le 8 janvier 1949, il entre dans les charts R&B de Billboard, atteignant la première place le 19 février… Jamais blues d’inspiration rurale n’avait foulé tel sommet, et il se maintiendra finalement dans le classement de 1949 durant dix-huit semaines. John Lee Hooker est donc parvenu à ses fins, il est reconnu partout dans son pays. Soucieux de profiter de cette réussite, il multiplie les enregistrements, et ce pour différents labels[6], ce qui l’oblige à user de pseudonymes. Comme le précise Billboard dans une biographie consacrée au bluesman, les noms d’emprunt plus ou moins logiques et évidents – John Lee Booker, The Boogie Man – en côtoient d’autres franchement cocasses, comme Birmingham Sam & His Magic Guitar ou encore Little Pork Chops !

 

Vee-Jay, Chicago et le Blues Revival

On pourrait redouter la tendance répétitive de cette partie initiale de sa discographie. Heureusement qu’elle l’est ! Sa cadence métronomique et compacte rend justement la musique de John Lee Hooker irrésistible et indispensable. Et, durant cette période, petit à petit, il apporte un zeste de variété avec deux « Eddie » qu’il connaît bien et qui parviennent à l’accompagner, Burns (harmonica) et Kirkland (guitare). Enfin, surtout, ces premières années vont générer d’authentiques chefs-d’œuvre : Hobo blues – son plus beau blues ? – et Crawlin’ king snake en 1949, I’m in the mood – autre numéro 1 des charts – et Mad man blues en 1951, etc. Ce dernier enregistré avec une douzaine d’autres pour Chess – Joe Von Battle, un autre « disquaire-producteur » sur Hastings Street, favorise cette collaboration – en 1951-1952 car il intéresse aussi les labels de Chicago…

Pourtant, la deuxième partie de sa discographie débute fin 1955 chez un concurrent des frères Chess à Chicago, en l’occurrence Vee-Jay, un label fondé par un couple d’Afro-Américains, Vivian Carter et James C. Bracken. Les choses changent radicalement pour Hooker qui doit accepter de jouer dans un groupe complet avec section rythmique et des musiciens « maison » qui ne sont pas les premiers venus : ainsi, dès son premier single Mambo chillun/Time is marching, Eddie Taylor et Jimmy Reed figurent au casting ! Durant cette seconde moitié des années 1950, on note toutefois qu’il commence à reprendre certains succès passés dans cette nouvelle formule, mais cela reste consistant et ne l’empêche pas de créer quelques pièces originales mémorables, dont Dimples (1956), I love you honey (1958) et Tupelo (Backwater blues, 1960).

Vient alors le Blues Revival et ses effets contrastés. Des Blancs, Américains mais également Européens, érudits, universitaires, musiciens essentiellement venus du folk, passionnés et collectionneurs, s’allient sans vraie concertation pour (re)découvrir le blues rural. Un étrange phalanstère dont les bluesmen vont tirer parti, plus ou moins à l’insu de leur plein gré, quitte à édulcorer leur art, en gros à dépoussiérer leurs instruments acoustiques pour sonner plus « old school ». Le mouvement favorisera de belles découvertes – une autre histoire – tout en provoquant un phénomène essentiel, l’ouverture à une audience internationale. Certes, Skip James, Robert Pete Williams et autre Mississippi John Hurt avaient peu de chances de séduire largement un jeune public qui se nourrissait alors de rock et de pop. D’autres, et pas des moindres – Lightnin’ Hopkins – joueront donc plutôt la carte du « vieux bluesman authentique » pour attirer l’attention.

 

La reconnaissance internationale

John Lee Hooker y cédera un peu – en 1959 et 1960, « Burning Hell » et « The Country Blues Of » sont réussis –, mais pas trop. Car avec ses boogies obsédants et endiablés qui n’appartiennent qu’à lui, il va bientôt rendre fous les acteurs d’un « sous-courant » dérivé du Blues Revival, des groupes de rock très influencés par le blues. D’abord en Grande-Bretagne avec notamment les Yardbirds, Eric Clapton, les Animals, John Mayall et les Rolling Stones. Puis aux États-Unis avec Paul Butterfield et bientôt Canned Heat. Car en 1962, lors de la première tournée de l’American Folk Blues Festival, John Lee Hooker a enregistré à Hambourg en Allemagne Shake it baby, dont les ventes en Europe dépassent toutes les espérances. Et comme les tournées se multiplient, les bluesmen noirs accompagnent de plus en plus souvent les musiciens blancs sur le Vieux Continent. Certes devancé par Sonny Boy Williamson II – qui choisit même de s’installer à Londres – en décembre 1963 avec les Yardbirds, John Lee Hooker joue l’année suivante avec une formation plus obscure, les Groundhogs. Il sort avec eux en 1965 un album qui n’a pas laissé un souvenir impérissable, car la sauce prend moyennement entre le bluesman et les rockers un peu envahissants. Mais six ans plus tard, aux États-Unis cette fois, il signera avec Canned Heat ce qui demeure sans doute le meilleur disque de la collaboration entre bluesmen noirs et blancs de l’époque, « Hooker ‘N Heat ».

Grâce à des reprises qui servent de détonateurs, comme celles des Animals – Boom boom et Dimples en 1964 –, John Lee Hooker accède donc au rang de vedette internationale sous la bannière quelque peu abusive du blues boom britannique… Et pour cela, même si les années 1960 ne sont pas ses meilleures d’un point de vue artistique, elles occupent une place cruciale dans son histoire et sa discographie. D’autant qu’il ne néglige pas les fondamentaux. Et que les frères Chess ne l’ont pas oublié. Soutenu par des musiciens géniaux dont Lafayette Leake au piano et Fred Below à la batterie qui le poussent à donner son meilleur, il signe en 1966 un « The Real Folk Blues » formidable de rage et d’envie. L’année suivante, « Live At Cafe Au-Go-Go » pour Bluesway, avec un personnel incroyable comprenant Muddy Waters, Luther Johnson et Sammy Lawhorn aux guitares, Otis Spann au piano, Mac Arnold à la basse et Francis Clay aux fûts, n’est pas aussi intense mais donne un aperçu de ce qu’il produit en public.

De la période 1959-1972 durant laquelle une trentaine (!) d’albums sont parus, voici une sélection parmi les seuls originaux – et outre ceux précédemment cités – qui nous paraît recommandable : « That’s My Story » (1960, Riverside, acoustique mais avec des jazzmen dont Cannonball Adderley !), « Travelin’ » (1960, Vee-Jay), « Tupelo Blues » (1962, Riverside), « Live At Sugar Hill » (1963, Galaxy), « At Newport » (1964, Vee-Jay), « It Serves You Right To Suffer » (1966, Impulse, encore avec des jazzmen), « Get Back Home In The U.S.A. » (1969, Black and Blue) et « I Feel Good! » (1971, Jewel, avec Lowell Fulson à la guitare, Carey Bell à la basse et S. P. Leary à la batterie). Les deux décennies suivantes sont moins marquantes, avec même un gros « trou » dans sa discographie et aucun album entre 1980 et 1987. Littéralement adulé, son nom suffit sur une affiche pour attirer les foules, et pour donner une idée de sa notoriété, on dira qu’il évolue alors dans les mêmes sphères que B. B. King et Muddy Waters… Il vit sur ses acquis, reprend paisiblement ses standards pour un public conquis d’avance, et franchement, si on prend plaisir à le voir au moins pour ce qu’il représente, on attend plus grand-chose de la « légende », surtout sur disque.

[1] Blues – A Regional Experience, par Bob Eagle et Eric S. LeBlanc, Santa Barbara, Preager, 2013.

[2] À l’époque, sa mère a sans doute près de cinquante ans et Moore, originaire de Shreveport en Louisiane, environ dix de plus. Il serait donc né vers 1870 et aurait enseigné au jeune Hooker un blues très archaïque.

[3] Par Charles Schaar Murray, New York, St. Martin’s Press, 2002.

[4] Littéralement, cul noir…

[5] Journaliste et auteur de nombreux articles et livres sur le blues et le rock, Obrecht dispose d’archives considérables consultables en ligne, dont cette interview complète de John Lee Hooker à cette adresse : http://jasobrecht.com/john-lee-hooker-listens-blues-records-talks-life/

[6] Selon la Bibliothèque du Congrès, entre 1949 et 1953, il aurait enregistré environ soixante-dix titres pour vingt-quatre labels…