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Nouvel article de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. Aujourd’hui, je vous propose d’évoquer l’expression a mule kickin’ in my stall. Comme souvent, la traduction littérale, « une mule qui rue dans mon box », n’est pas dans l’esprit recherché par les bluesmen dans les textes de leurs chansons. Même si, dans le cas présent, on peut soupçonner de quoi il s’agit…

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En effet, avoir une mule qui rue dans son box, c’est compter un intrus dans sa vie, ou pour être plus explicite, être cocu ! Le thème du mari trompé s’inscrira progressivement parmi les préférés des bluesmen. Quant à la mule en elle-même, on en trouve trace dès l’époque de l’esclavage, probablement à partir des années 1840 quand l’industrie connaît un fort développement avant la mécanisation (dans l’agriculture mais aussi les transports fluviaux et ferroviaires), mais pas seulement chez les Afro-Américains car les précurseurs de traditions musicales « blanches » à venir (hillbilly, folk, country) l’évoquent également. Au XIXe siècle, les mules, à la base des bêtes de somme, sont des animaux très précieux, on les divise même en catégories (lire l’article « Mule, Get Up In The Alley » de Max Haymes sur le site Early Blues) : sugar mules pour les plantations de canne à sucre dans les États du Sud comme la Louisiane, rice and cotton mules (riz et coton), levee mules pour les travaux sur les digues du Mississippi, mine mules (mines), railroad mules (voies ferrées) ou encore mountaineer pack mules pour celles les mieux adaptées à la montagne…

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Mais nous pourrions écrire des pages simplement sur cet animal dans le blues, ce que fait très bien Haymes dans l’article cité ci-dessus, et revenons à notre expression a mule kickin’ in my stall. Dater précisément son apparition dans les textes des bluesmen est comme souvent malaisé, mais sachant que les premiers interprètes font partie des précurseurs de cette musique, on peut estimer que la formule était déjà connue dans les années 1890. Mais nous le savons, la ségrégation qui sévissait, surtout dans les États ruraux du Sud, empêchait la propagation de toute forme de culture afro-américaine. Il faudra dès lors attendre les années 1920, qui sont aussi celles des premiers enregistrements de blues, pour qu’elle soit accessible. On considère souvent que Barbecue Bob et Laughing Charley (les frères Robert et Charlie Hicks) inaugurèrent la formule le 9 novembre 1927 avec leur amusant talkin’ blues It won’t be long – Part 1 & 2.

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C’est sans doute vrai pour le blues rural, mais quatre mois plus tôt, vers le 11 juillet 1927, la chanteuse Margaret Thornton (qui nous laisse seulement deux chansons !) semble bien les avoir devancés avec son Jockey blues qui emploie une expression proche, bien que dans un sens différent : « Men don’t like me because I’m young and tall / Dont believe I’m a jockey, back your mule in my stall. » En tout cas, le 13 juin 1928, Henry « Ragtime Texas » Thomas reprend le texte originel sur Texas Easy Street blues : « Tell me, mama, what’s the matter now? / Got a black mule, baby, kickin’ in my stall. » L’année suivante, le 24 septembre 1929, Blind Lemon Jefferson signe Long distance moan, qui n’utilise pas la formule mais traite bien du même thème, et qui mérite la citation ici car il influencera le fameux Long distance call de Muddy Waters. À partir des années 1930, on la retrouvera au répertoire de nombreux bluesmen, avec des compositions personnelles comme des reprises. Enfin, pour la petite histoire, le nom du label Kicking Mule Records, fondé en 1972 par Stefan Grossman et Eugene « Ed » Denson, et qui aura beaucoup de bluesmen à son catalogue riche de plus de 300 références, s’inspire bien sûr du sujet qui fait l’objet du présent article.

Travailleurs avec des mules, Texas, 1938. © : TARL Photographic Archive / University of Texas at Austin.

Passons maintenant à notre habituelle sélection de chansons en écoute.
Jockey blues en 1927 par Margaret Thornton.
It won’t be long – Part 1 en 1927 par Barbecue Bob et Laughing Charley.
Texas Easy Street blues en 1928 par Henry « Ragtime Texas » Thomas.
Long distance moan en 1929 par Blind Lemon Jefferson.
Kicking mule blues en 1930 par le Birmingham Jug Band.
Casey blues en 1936 par Casey Bill Weldon.
Long distance call en 1951 par Muddy Waters.
Evil is goin’ on en 1954 par Howlin’ Wolf.
Mule kicking in my stall en 1968 par Otis Spann. Chanson écrite par… Muddy Waters !
Another mule kicking in your stall en 1969 par Junior Wells.

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(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).