© : Metropolitano.gal

Visiblement sûr de lui, élégant avec son costume bien coupé et son chapeau de cow-boy, Smilin’ Bobby Smith semble en forme pour un homme de quatre-vingts ans : « Je suis un jeune homme ! »Bien sûr, on relève d’abord son sourire, Bobby sourit tout le temps. Mais ce sourire se fait parfois méfiant, c’est un sourire qui dit : « Je vois où vous voulez en venir, mais je suis prêt à jouer le jeu. » Ce sont les premières lignes d’une interview parue début 2020 dans le numéro 265 de Living Blues, intitulée « As Long As I Play… ». En hommage au bluesman décédé ce 22 juin 2023 à quatre-vingt-trois ans, nous vous proposons un article basé sur de larges extraits de ce texte signé Justin O’Brien, dont l’intégralité est disponible à cette adresse.

© : Smilin’ Bobby / Facebook.

Bobby Smith voit le jour le 17 juillet 1939 à Helena, Arkansas, et grandit à une époque, les années 1940, où le blues occupe une place importante dans la culture locale : « J’allais souvent voir Sonny Boy Williams [Rice Miller] au Buford’s Café. J’étais gosse, je regardais par les fenêtres. Et il soufflait dans son harmonica, en solo au restaurant du club, sur Cherry Street. Les gens l’écoutaient et je me disais que j’aimerais faire ça. Je pense que j’ai commencé à m’intéresser à la musique à ce moment-là mais je n’ai jamais pu m’acheter une guitare là-bas. J’écoutais aussi les King Biscuit Boys à la radio, ils arrivaient à midi je crois. Mais je n’ai jamais rencontré aucun d’entre eux, j’étais trop jeune. Je les écoutais souvent en me disant que je voulais faire ça, je n’ai jamais oublié ça. »

© : Smilin’ Bobby / Facebook.

Comme bien des Afro-Américains du Delta à l’époque, sa famille décide d’emménager au nord, et durant l’hiver 1950, Bobby, sa mère et son oncle prennent la route de Chicago avec leurs possessions. « Je n’avais jamais vu autant de neige dans l’Arkansas, le sol en était couvert. Je n’avais jamais rien vu de pareil, ce blanc partout sur le sol… Je trouvais ça sympa, mais ma mère, qui était encore des nôtres, m’a dit « tu ferais mieux de rentrer, tu vas attraper froid ! » (…) Ma mère est morte en 1953. J’habitais le West Side, 19th & Ridgeway puis 16th & Avers, j’ai donc un peu grandi dans le quartier. Suite au décès de mes parents, j’ai quitté Chicago pendant deux ans pour vivre avec ma grand-mère dans l’Arkansas. À mon retour à Chicago en 1956, j’ai travaillé le week-end dans une station de lavage auto sur Harlem Avenue & Ogden, et je résidais alors sur Albany & Fifth Avenue. J’avais l’habitude d’aller sur Kedzie & Madison et de passer devant la boutique d’un prêteur sur gages avec une guitare folk en vitrine. Je me disais « il me la faut, je vais économiser quelques dollars en bossant dans cette station et me la payer. » Mais elle coûtait 8 dollars ! J’ai économisé ces 8 dollars, je suis allé dans la boutique, je l’ai achetée et j’ai essayé d’apprendre à jouer de la guitare. »

© : Smilin’ Bobby / Facebook.

Un apprentissage qui prend du temps car au début, Bobby Smith se contente de frapper l’instrument en rythme… Il rencontre toutefois d’autres musiciens qui lui montrent quelques plans, mais c’est auprès d’un certain Roy Buchanan (sans rapport avec le chanteur-guitariste renommé de blues rock, de toute façon plus jeune que Smith de deux mois), qui donne des cours de guitare, qu’il apprend vraiment. Buchanan lui achète ainsi une méthode et un diapason pour qu’il se familiarise avec l’accordage, le solfège, les progressions d’accords, les clés… « J’ai passé beaucoup de temps à apprendre. Je devais passer par là car je voyais souvent d’autres types jouer, comme Magic Sam avant de le côtoyer, je connaissais la position qu’il utilisait mais je n’obtenais pas le même son. C’était parce que ma guitare n’était pas accordée ! Mais après avoir maîtrisé ça, j’arrivais à reproduire certains de ses sons. »

© : Your Everyday Heroes.

Dès son retour dans le West Side de Chicago en 1956, Bobby Smith commence à fréquenter le marché de Maxwell Street, un lieu essentiel dans son parcours même s’il ne commencera à y jouer lui-même que vers 1958, à dix-neuf ans. « Je prenais le bus pour aller sur Halsted Street [au marché de Maxwell Street]. Le dimanche, il fallait y être et j’allais voir tous ces mecs qui jouaient sur Halsted, je me mêlais à eux. À l’époque, il y avait de la poussière partout. On était tous là et on jouait dans la poussière que l’on soulevait, c’était quelque chose. Il y avait des gosses, des gens partout, absolument partout ! Mais c’était le bon temps, malgré tout… On pouvait aller là-bas le dimanche pour s’amuser. » Les premiers artistes avec lesquels Smith joue sur Maxwell Street sont Little « Pat » Rushing, puis John Henry Davis, Dancin’ Perkins (aka « Mr. Pitiful »), L.V. Banks, E.J. Henning… Mais il continuera d’y jouer jusqu’au démantèlement du marché dans les années 1990. Et les tentatives de la ville de Chicago pour conserver l’esprit originel en dédiant un bout de rue aux commerçants et aux musiciens ne lui font pas oublier le « bon temps » : « Impossible d’oublier ça ! Il ne se passe plus rien ! Rien ! Je suis allé voir mais je ne retournerai jamais là-bas. Il ne s’y passe plus rien, plus rien d’excitant ! »

La double d’ouverture de l’article du numéro 265 de Living Blues. © : Living Blues.

Tout en jouant dans les rues avec des artistes dont Little Walter, Jimmy Reed, Queen Sylvia et John Embry, Eddie Taylor ou encore Magic Slim, il se produit également plus régulièrement dans les clubs et décide dès lors de former un groupe, et de se mettre au chant, même si cela survient un peu par hasard : « J’accompagnais un chanteur, on était seulement trois, mais le gars n’arrivait pas. Le groupe était là, on jouait, mais les gens dans le club disaient « hé, l’un d’entre vous doit chanter, vous ne faites que jouer mais on veut entendre quelqu’un chanter, où est le chanteur ? » « On ne sait pas, il n’est pas là. » « Alors chantez tous, faites quelque chose ! » J’ai répondu que je n’avais aucune expérience au chant, que je jouais seulement de la guitare. » « Hé mec, tu dois essayer de faire quelque chose ! » Et j’ai essayé de chanter, je pense que c’était You don’t have to go de Jimmy Reed. Et au bout d’un petit moment, je me suis mis ça en tête et je me suis dit que j’allais essayer de me mettre au chant. Et j’ai débuté en apprenant une ou deux chansons chez moi. »

À Cognac en 2006. © : Brigitte Charvolin / Soul Bag.

Peu à peu, Smith acquiert de l’expérience, et au gré des formations, c’est maintenant lui qui enseigne aux autres : « J’ai eu Murphy Doss, un bassiste qui vit toujours dans le West Side, et aussi Ray Scott à la batterie. J’ai tout appris à Murphy, y compris la basse. J’ai eu Pete à la batterie [Pete Coleman aka Cleo « Bald Head Pete » Williams, le père de Michael Coleman], qui était vraiment un bon batteur. Et j’ai eu Ray Allison, au moment où il apprenait la batterie. Je lui ai décroché son premier engagement avec moi alors qu’il ignorait tout du business. Et quand il a compris comment ça fonctionnait, il est resté avec Buster Benton et d’autres vieux types ! Mais il savait vraiment jouer, de la dynamite ! Tout le monde le voulait. Et Buddy Guy l’a pris… » Smith jouera aussi avec Lacy Gibson, Holly « Thee » Maxwell, Jim Schutte, Buddy Guy, Junior Wells, Mighty Joe Young, Willie « Wine Head » Williams, Eddie C. Campbell, Little Scotty Bradbury, Lefty Dizz, Johnny Dollar, Byther Smith, Twist Turner, c’est dire son intégration dans la scène du blues du Chicago.

© : Smilin’ Bobby / Facebook.

Smith est également proche de Buster Benton, chanteur-guitariste originaire comme lui de l’Arkansas. Il l’accompagne lors de festivals et de tournées, en particulier en Europe en 1988 : « J’ai fait mes premières tournées à l’étranger avec Buster, mon groupe l’accompagnait, il nous avait entendus et il aimait ce que nous faisions. Il m’a demandé si je voulais l’accompagner et j’ai accepté. » Le bluesman a aussi recentré son activité vers les clubs du North Side, ceux du West Side et du South Side étant toujours moins nombreux : « Ils ont tous fermé [ceux du West Side]. Je me produisais au bowling sur Kedzie & Madison, au Del Morocco sur Madison, au 1815 Club. Et Necktie Nate avait un club qui se trouvait sur Roosevelt West, on y a joué ensemble, puis il a changé d’emplacement. Le seul endroit où je n’ai pas joué était sur Roosevelt, je crois que c’était le Curley’s, Otis Rush y venait souvent. J’ai oublié les noms de bien d’autres clubs, mais il n’en existe plus aucun ! Checkerboard sur 43rd Street, Brady’s sur 47th Street, puis [plus tard], Kingston Mines, B.L.U.E.S., Gino’s on Clark Street [Blue Chicago, géré par Gino Battaglia]… »

© : Smilin’ Bobby / Facebook.

Smith a conseillé quelques guitaristes dont Carlos Showers, qui travailla avec Willie Kent, Nellie « Tiger » Travis et Graná Louise, et son fils Mark, également guitariste, le rejoint parfois sur scène, mais selon son père, « il est désormais plutôt en retrait ». Vu en France en 2005 et 2006, interviewé dans le numéro 176 de Soul Bag, Smilin’ Bobby n’a enregistré qu’un seul album, avec son groupe Hidden Charms, « Big Legged Woman », en 2006 chez Wolf (réédité en 2016 sous le titre « You’re The One! »). Cela s’explique par son répertoire pu étendu, mais aussi par une certaine désillusion à l’égard de l’industrie discographique : « [Twist Turner] a voulu m’enregistrer, mais j’étais alors en tournée et je n’ai pu le faire. Et quand il est venu de Californie pour réessayer, je n’avais pas le temps. (…) Certains gars pensent qu’ils vont se faire beaucoup d’argent en enregistrant. Je n’ai désormais plus de pression avec ça. Je me dis que si j’enregistre, OK, quelqu’un m’écoutera plus tard. Et ça me va bien. » Figure méconnue mais talentueuse du Blues de Chicago durant plus de six décennies, chanteur puissant et guitariste vibrant, Smilin’ Bobby Smith est resté actif jusqu’à la fin.
Texte original : © : Justin O’Brien / Living Blues.
Traduction, adaptation : Daniel Léon.

© : Blues Blast Magazine.

Voici maintenant notre sélection de titres en écoute.
Help me en 2006.
Welfare problem en 2008.
Big leg woman en 2009 avec Lil’ Daddy.
Stormy Monday en 2013.
Crosscut saw en 2018.
Sail on honey bee en 2018.