Robert Mauriès

Fondé en 1982, le Cahors Blues Festival fait désormais partie des institutions du genre bien-au-delà des frontières françaises, tout en parvenant à proposer une programmation centrée sur le blues. Pour les quarante ans du plus ancien festival de blues de notre pays, Robert Mauriès, son président depuis 2006, a bien voulu s’attarder sur l’événement qui débute aujourd’hui pour s’achever le 17 juillet 2022. Il inaugure aussi sur ce site une nouvelle rubrique sous la forme d’interviews, qui pourra aussi bien concerner différents artistes de blues comme d’autres acteurs de cette musique.

 

Parlez-moi un peu des origines, comment crée-t-on un festival de blues en France au début des années 1980 ?
C’est une émanation du Hot Club de France de Hughes Panassié qui en était le président, et de Gérard Tertre, président du Hot Club de Cahors. Panassié, désireux de créer un festival de jazz à Montauban[1], avait suggéré à Tertre de faire de même pour le blues à Cahors. On a d’ailleurs respecté ça en ne faisant pas de jazz à Cahors, et d’ailleurs nous n’en ferons pas, et Mautauban ne faisait pas de blues. Désormais le festival de Mautauban a disparu (ndr : en 2014) et celui de Cahors résiste. Je n’étais pas présent les premières années mais je m’intéresse beaucoup à l’histoire du festival comme à celle du blues. La première édition s’est déroulée dans le jardin de Gérard Tertre, et quarante ans après le festival est toujours là, avec une notoriété surtout acquise ces dix dernières années grâce à l’internationalisation. Tous les bluesmen de renom sont passés, dont B.B. King, je ne sais plus tellement, il y en a trop (lire encadré par ailleurs sur l’historique de la programmation)…

© : Cahors Blues Festival.

Et le festival a grandi…
Chanteuses, chanteurs, guitaristes, ils sont tous venus, et si on évoque la période actuelle, il importe de relever que les bluesmen sont très heureux de passer quand ils savent que de tels artistes les ont précédés. Ce qui nous a valu une reconnaissance en 2014 avec un marker de la Mississippi Blues Trail, qui en installe dans l’État, essentiellement en des lieux où ont travaillé les musiciens, où ils ont vécu, et aussi où ils reposent, malheureusement… Le Cahors Blues Festival a été gratifié d’un de ces markers, on en compte à peu près deux cents dans le monde. Il y en a trois en dehors aux États-Unis[2] dont un à Cahors, et c’est très important pour nous, que le festival soit reconnu pour tout le travail accompli. On se sent encore davantage investi d’une mission, celle de perpétuer ces traditions et surtout de tout faire pour que le blues reste vivant. D’ailleurs, nous avons reçu une autre récompense, le Keeping the Blues Alive Award à Memphis, après un trophée Blues Behind the Scenes remis par la European Blues Union. C’est le blues derrière les scènes, qui honore tous ceux qui font que le blues existe et qui organisent ces spectacles. Nous sommes les seuls à avoir ces trois récompenses en Europe, auxquelles s’ajoutent celle de France Blues qui a créé un Blues Français Hall of Fame.

Comment êtes-vous venu au festival, étiez-vous déjà passionné de blues ?
J’ai eu la chance durant ma vie professionnelle de travailler entre la France et les États-Unis, pas du tout dans la musique mais dans l’informatique. Je partais trois semaines aux États-Unis, je revenais trois mois en France, et ainsi de suite. Je rapatriais les programmes de recherche sur les semences agricoles, il s’agissait donc d’agro-alimentaire. Quand j’avais un week-end libre, je prenais l’avion et je descendais à La Nouvelle-Orléans, c’était dans les années 1970 et ça fait exactement cinquante ans. J’ai d’abord fait connaissance avec le Chicago Blues puis je suis allé au sud, à La Nouvelle-Orléans et plus tard à Memphis. C’était uniquement pour le plaisir, je ne pensais pas que je m’occuperais un jour d’un festival. Ensuite, après avoir travaillé à Paris, j’ai pris ma retraite dans la région natale de ma femme.
J’habitais un petit village au nord de Cahors qui s’appelle Gramat, et j’ai eu envie de créer un festival de country et de rock ‘n’ roll car c’était ma passion avec les voitures américaines. On a fait deux éditions en 2004 et 2005. Comme je n’étais pas un local, certains ont commencé à dire « mais quel est ce Parisien qui vient créer quelque chose chez nous ? ». Donc après l’édition 2005, j’ai décidé d’arrêter car ça devenait plus une fête de village qu’un festival. J’avais un projet culturel. Les gens de Cahors venus à notre festival en 2005 ont vu que c’était extraordinaire, j’avais fait venir trois cent cinquante voitures américaines et des artistes américains de rock ‘n’roll et de country. Sachant que je n’aurais plus Gramat à gérer, ils m’ont demandé de leur donner un coup de main et j’ai accepté avec grand plaisir. De toute façon, depuis quelques années, je me rendais au Cahors Blues Festival comme spectateur. Et ça dure depuis dix-huit ans, j’ai pris la présidence il y a douze ans suite au décès de Jean-Pierre Lemozit. J’essaie de prendre à bras-le-corps cette charge et de tout faire pour que ce festival reste traditionnellement blues, de ne pas céder aux sirènes en attirant beaucoup de monde avec de gros artistes en dehors de cette musique. Nous, c’est le blues et c’est irremplaçable.

Inauguration du marker de la Mississippi Blues Trail lors de l’édition 2014, avec Robert Mauriès à droite.

D’ailleurs, comment garder une programmation centrée sur le blues ?
Sur le plan artistique c’est très facile car depuis dix-huit ans je vais à Memphis, notamment à l’International Blues Challenge, où je cherche des artistes, et j’ai aussi beaucoup de réseaux dans le Mississippi pour en trouver d’autres qui ne sont jamais venus, ce qui n’est déjà produit plusieurs fois. On peut faire venir du monde en mettant une tête d’affiche en dehors du blues, ainsi on touche une taille de public plus importante. Et d’ailleurs à Cognac, ça permet aussi d’attirer des personnes qui ne connaissent pas le blues en voyant des artistes du calibre de Ben Harper ou IAM. Mais justement, ce n’est pas simple de faire venir du monde donc on essaie de construire un festival autour d’une identité, d’une âme, et on a réussi. Nous accueillons les festivaliers et les artistes d’une façon très proche, on est au service du public et des musiciens. Mais ça ne se dit pas seulement ici, on l’entend aussi aux États-Unis. À chaque fois que je rencontre un bluesman et que je lui dis que je suis responsable du Cahors Blues Festival, il me demande quand je compte l’inviter. On a donc une cote importante, c’est la facilité que l’on s’est créée au fil des ans. L’autre grande difficulté c’est l’argent, on a aucun souci de rentabilité mais il nous faut équilibrer. Alors on cherche des sponsors, on a plus de quatre-vingts partenaires et mécènes, mais il y aussi les institutionnels dont le département, la région et la ville. Mais on a beaucoup de partenaires privés. Et grâce à cet ensemble, on a un festival qui tient la route au niveau du blues, mais aussi côté technique, car j’ai une autre passion, le son, je montais moi-même des chaînes hi-fi quand j’avais douze ans. On a ainsi une grande qualité de son, d’éclairage, de vidéo pour mettre le blues en lumière, et cela plaît beaucoup au public.

Comment procédez-vous pour la programmation ?
On a une commission de programmation intégrée au conseil d’administration. Nous sommes à peu près quinze et chacun à une tâche particulière, nous sommes quatre à travailler toute l’année sur le festival, et pendant l’événement on a environ cent vingt bénévoles. Les membres du conseil d’administration encadrent des équipes qui ont en charge la sécurité, le transport des artistes, leur accueil et les loges, ainsi que les événements spéciaux autour du festival, car nous en avons pas mal. Tout cela est managé autour d’un centre de responsabilités, et encore une fois l’essentiel est de parvenir à l’équilibre pour ne pas mettre l’événement en danger, c’est vraiment la grosse difficulté. On a une jauge de trois mille et sur la semaine on a entre quinze et dix-sept mille personnes. C’est énorme pour un festival de blues mais c’est très peu par rapport aux Vieilles Charrues ou autre Hellfest…

Comment avez-vous géré la crise sanitaire ?
C’est plutôt elle qui nous a gérés en nous interdisant de faire le festival, c’était clair et net ! On avait préparé en 2019, on s’y prend plus d’un an à l’avance, on a déjà attaqué la programmation pour 2023… Comme on a peu de moyens on essaye de voir avec les tourneurs qui organisent des tournées européennes. Bien entendu,  toute la programmation de 2020 était entièrement terminée quand la décision d’annuler a été prise au mois d’avril. On a fait ce choix car la jauge imposée, soit six cents personnes, n’était absolument pas rentable, et surtout les Américains ne venaient pas. Et rebelote en 2021… À l’heure où je vous parle, on ne sait pas si cette édition 2022 aura bien lieu car la Covid reprend, et si on nous impose une jauge, on ne pourra pas le faire. Ce serait dramatique, et espérons que la vague annoncée ne sera pas aussi contagieuse et dangereuse que les précédentes.

Comment voyez-vous l’avenir, avez-vous des projets, des évolutions en vue pour le festival ?
Oui car on prépare justement les choses à l’avance pour bien maîtriser l’avenir. Déjà, pour cette année, on a ajouté une soirée, cinq et non quatre, comme on l’avait déjà fait pour le trentième anniversaire. Le festival démarre toujours avec les bars dans la ville, et l’après-midi les demi-finales du challenge. Nous sommes les seuls à faire ce type de challenge, on communique là-dessus, les artistes professionnels et semi-professionnels s’inscrivent, on a entre quatre-vingts et cent candidatures. Ensuite, la commission de programmation interne au festival retient huit groupes ou musiciens pour les demi-finales (quatre dans la catégorie solo-duo et quatre pour les groupes), qui ouvrent l’événement l’après-midi sur la scène Johnny Winter. Et les vainqueurs ouvriront le lendemain sur la scène principale, devant un jury composé d’une douzaine de festivals, pour moitié européens et pour l’autre moitié français. Il n’y a pas qu’un seul gagnant, car ceux qui atteignent les demi-finales peuvent avoir la chance de décrocher un contrat car ils sont déjà excellents dans le domaine. Quant aux finalistes, ils peuvent en avoir deux, trois, quatre, cinq, j’en ai vu repartir avec six contrats… Ce challenge perdurera car il permet de faire de la promotion pour les groupes français et surtout à l’international.

Et le festival est toujours là après quarante ans…
Oui car le blues c’est la création, la transmission, le plaisir, la fête, le partage. On essaie de mettre au mieux les artistes en scène, en lumière, on a une très grosse scène pour un aussi petit festival, on s’efforce d’inventer, il y aura encore du nouveau l’an prochain mais il faudra attendre pour le découvrir ! Le blues n’a aucune raison de disparaître, il se porte très bien dans les festivals en France, donc je ne vois pas pourquoi de tels événements n’auraient pas un bel avenir… Il s’agit certes d’une musique confidentielle qui n’attire pas de très larges audiences, mais regardez les Rolling Stones, qui viennent du blues ! C’est pourquoi il nous faut rester dans la tradition, dans les origines. Il y a beaucoup de remarquables festivals de blues en France, ce qui importe n’est pas la taille mais ce qu’ils représentent, les valeurs qu’ils transmettent et la façon dont ils le font.

© : Cahors Blues Festival / Facebook.

ENCADRÉ
La programmation des quarante ans vue par Robert Mouriès
Même si le festival a réellement commencé aujourd’hui avec les demi-finales du Mississippi Blues Trail Challenge, et à partir de 19 h 30 avec l’opération « Blues dans la ville » aux terrasses des bars, restaurants et hôtels de la cité, le président évoque ici la programmation des cinq soirées, du 13 au 17 juillet 2022.
« Pour évoluer, on choisit différentes philosophies pour chaque festival. Cette année, ce sont des soirées à thèmes.
– Le premier soir on fera un clin d’œil au Danemark car c’est l’année du Danemark à Cahors, qui dure d’avril 2022 à avril 2023. On a donc pris Thorbjorn Risager qui n’était jamais passé à Cahors malgré ses qualités, et en deuxième tête d’affiche nous avons Kingfish bien sûr, qui était prévu pour 2020 et qu’il est inutile de présenter.
– Le deuxième soir, ce sera blues électrique et rock ‘n’ roll avec tout d’abord Barrence Whitfield et son groupe les Savages, un des derniers survivants du rock noir, puis Popa Chubby, déjà venu deux fois à Cahors mais plus depuis dix ans et qui nous revient avec un dernier album superbe. Et ce même jour, nous avons organisé un Biker’s Day, en invitant d’importants clubs Harley Davidson qui viendront exposer leurs motos et participer à la soirée.
– Pour la troisième soirée, spéciale guitare, on aura en première partie les lauréats du challenge. On a d’ailleurs fait une entorse à notre règlement, qui consiste à ne pas prendre d’artistes qui ne font que des reprises et ne composent pas, car pour nous le blues c’est la création, la transmission. Mais on a un groupe fantastique (ndr : Same Player Shoot Again) qui ne fait que des hommages, à Freddie King, Albert King, B.B. King, voilà un peu leur programme, ils avaient d’ailleurs gagné en 2019, donc exceptionnellement on les fait revenir. Enfin, en clôture, ce sera Kirk Fletcher, auquel nous avons demandé quelque chose d’unique sachant que ce serait complexe au niveau des acheminements, inviter des artistes américains ne faisant pas partie de son groupe habituel. Il y aura Bette Smith, déjà venue à Cahors où la chanteuse de blues et soul avait laissé un énorme souvenir, ainsi que deux guitaristes pour le final qui promet d’être magnifique, Roosevelt Collier, qui ne peut venir et sera remplacé par Nick Moss, et Guy King.
– La quatrième soirée, et non des moindres, sera féminine car il nous tenait à cœur d’honorer les femmes du blues, et le profit des concerts ira à une association caritative qui soutient les femmes (mais aussi les enfants) victimes de violences conjugales. La première à se produire sera l’Anglaise Kyla Brox, suivie d’une découverte pour nous, Whitney Shay, qui a invité à la guitare Laura Chavez, enfin d’une Irlandaise, pour moi la plus belle voix de ces dix ou quinze dernières années, Kaz Hawkins. Elles chanteront à la fin toutes les trois car on essaie de faire les choses en grand !
– Pour la soirée finale du quarantième anniversaire, nous n’avons pas oublié la soul avec Leon Beal, et en ouverture un duo suisse vraiment extraordinaire avec Greg en one-man band et sa compagne, ancienne artiste de cirque qui joue du washboard et se livre à diverses acrobaties ! Ils étaient présents au challenge 2019 et nous avions alors spécialement créé pour eux un prix Coup de Cœur…
Ndr : lors de notre entretien fin juin 2022, pour la dernière soirée, Robert Mauriès s’est arrêté sur Fred Chapellier qui devait se produire avec des invités en troisième partie, mais il a dû lui aussi décliner, ce que le directeur du festival ignorait à ce moment-là, et il sera remplacé par Johnny Gallagher and the Boxty Band. Avant lui, ce seront bien les deux formations prévues, One Rusty Band et Leon Beal & the Luca Giordano Band.

Johnny Winter lors de son dernier concert le 14 juillet 2014. © : Cahors Blues Festival

ENCADRÉ
Historique de la programmation du Cahors Blues Festival
Dès sa première édition en 1982, l’affiche du festival était de très haut niveau avec J. B. Hutto, Jimmy Witherspoon, Guy Laffite et Wild Bill Davis. L’année suivante, Johnny Copeland, Luther Johnson Sr et Carrie Smith investissaient la grande scène, et Buddy Guy apparaît 1986. B. B.King viendra une première fois en 1988 (il reviendra en 1993) avec Otis Rush et Melvin Taylor. En 1991, retour de Buddy Guy (qui se produira une troisième fois en 1996) et Melvin Taylor, cette fois en compagnie deEddie C. Campbell, Charlie Musselwhite, Joe Louis Walker et Otis Grand. Ray Charles viendra en 1992, James Brown en 1995, Koko Taylor en 1996, Luther Allison en 1992 et 1996… Le 14 juillet 2014 donnera ici son tout dernier concert, avant de quitter ce monde. Il serait vain de publier la liste complète de tous ces grands artistes venus à Cahors, mais vous pouvez consulter cette page du site Internet du festival, très complète à ce propos.

[1] Hugues Panassié (1912-1974) a vécu de 1941 jusqu’à sa mort à Mautauban, où il reçut de nombreux jazzmen. Le festival de jazz de Mautauban verra finalement le jour huit ans après sa mort, en 1982, tout comme celui de Cahors pour le blues.
[2] Les deux autres se trouvent à Notodden en Norvège et à Liverpool en Angleterre.

Recueilli le 26 juin 2022.
Textes : © Daniel Léon.