Nouvel article de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. Évoquons aujourd’hui le terme coon. Précisons d’emblée que cela n’a rien à voir avec Coon, personnage de la mythologie grecque décapité par son propre frère Agamemnon durant la guerre de Troie… Hélas, dans le domaine des musiques afro-américaines, le terme coon, qui signifie « nègre » ou « négresse », est l’un des plus insultants et péjoratifs pour désigner une personne noire. Au départ, ce serait l’abréviation de ra(c)coon, le raton-laveur.
Le terme apparaît sous l’esclavage, en 1837 ou 1839 selon les sources, mais d’un point de vue purement étymologique, ses origines auraient finalement peu à voir avec le racoon, mais plutôt avec le mot portugais barraca, en anglais barracoon ou slave depot, autrement dit un pénitencier d’esclaves récemment vendus en attente d’être déportés sur une plantation. Il pourrait aussi simplement s’agir d’un marché d’esclaves. Quoi qu’il en soit, à peu près à la même époque, et sans doute même dès la fin des années 1820, les premières chansons mettant en scène des coons (coon songs) font leur apparition. Cela correspond d’ailleurs à la naissance des spectacles itinérants comme les minstrels shows, au sein desquels se produisent des Blancs qui se griment en Noirs pour les singer, les blackface (lire mon article du 10 mai 2022).
Le premier artisan (sic) de cette regrettable tradition est George Washington Dixon (vers 1801-1861), qui interpréta des chansons à forte connotation raciste comme Coal black rose, peut-être la première du genre en juillet 1829, puis Zip coon (ou Ole zip coon), probablement écrite la même année mais publiée en 1834. Progressivement, des artistes noirs se font une place dans ces spectacles, dont William Henry Lane (vers 1825-vers 1852), le célèbre Master Juba, même si les premières formations afro-américaines de minstrels shows ne verront réellement le jour que dans les années 1870. Peu auparavant, à l’approche de l’abolition de l’esclavage en 1865, des esclaves noirs appelés contrabands (**), qui acceptent de servir dans l’armée dans l’espoir d’une condition relativement meilleure, se trouvent regroupés et au contact de Blancs. On estime que cela favorisa des échanges dans le domaine musical en initiant ce nouveau « courant » de minstrels shows noirs à partir des coon songs.
Dans les années 1880 et 1890, les coon songs vivent un apogée. Malgré le racisme qu’elles véhiculent, certains artistes noirs, qui ne manquent ni d’humour ni d’autodérision, profitant de cette « mode » censée les brimer, interprètent aussi des coon songs ! L’un d’entre eux va marquer l’histoire. Il s’agit de George Washington Johnson (1846-1914), natif de Virginie où il apprend à chanter et à siffler, avant de s’installer vers 1873 à New York pour faire carrière sur le circuit du vaudeville. Là, entre fin 1877 (l’année de l’invention du phonographe par Thomas Edison !) et 1880, il enregistre des cylindres, ce qui en fait le premier artiste afro-américain jamais enregistré, et peut-être même le premier humain tout court… Ces enregistrements sont aujourd’hui perdus, mais compte tenu des éléments dont nous disposons, nul ne songerait à remettre en cause leur existence.
Il faut attendre l’année 1890 pour retrouver des séances avec Johnson pour la New York Phonograph Company, toujours sur cylindres, mais cette fois les enregistrements nous sont parvenus. Ses deux chansons les plus connues sont The whistling coon et The laughing song, et malgré leur caractère raciste (personne n’imaginerait les reprendre aujourd’hui, la première qualifiant l’homme noir de babouin), elles sont extrêmement populaires. Ainsi, The whistling coon est la chanson la plus vendue aux États-Unis en 1891, attirant entre 25 000 et 50 000 acheteurs. Sachant qu’à l’époque on ne pouvait pas reproduire les cylindres, et que l’artiste était donc obligé d’enregistrer les chansons une par une, cela donne une idée de la performance… En 1894, Johnson s’inscrit encore en pionnier en devenant l’un des premiers artistes à graver des disques. Mais sa carrière finit par décliner au début du siècle, au moment où la technologie permet la duplication des enregistrements.
La mode des coon songs perdure jusqu’à la Première Guerre mondiale, mais dans les années 1920, elle périclite et s’éteint progressivement au profit de traditions musicales afro-américaines plus louables que nous connaissons bien comme le ragtime (que les coon songs « dévoyèrent »), le blues, le jazz, les negro spirituals et le gospel, bien que la propagation de ces styles soit entravée par une ségrégation oppressante. Ce qui n’empêcha des industriels blancs de créer en 1925 une chaîne de restauration baptisée Coon Kitchen Inn, active jusqu’en 1957… Et le rôle de personnages comme George Washington Johnson, qui œuvrèrent dans un contexte qu’ils n’ont pas voulu, n’en reste pas moins essentiel dans l’histoire des musiques afro-américaines.
Pour d’évidentes raisons, peu de bluesmen mettent des coon songs à leur répertoire. Voici toutefois une sélection, avec des enregistrements du XIXe siècle qui nous rappellent la dimension historique de ces traditions musicales, et d’autres plus récents.
À écouter
– The whistling coon par George Washington Johnson en 1891.
– When a coon sits in the presidential chair par Irving Jones (compositeur), 26 mai 1899.
– Coon coon coon par Arthur Collins & Joseph Natus en 1901.
– Coon can blues par Charlie « Dad » Nelson en novembre 1926.
– Travelin’ coon par Luke Jordan, 16 août 1927.
– Caught the old coon at last par Memphis Slim le 4 décembre 1941.
– Coon is hard to hatch par Lightnin’ Hopkins en 1962.
– Coon on the moon par Howlin’ Wolf en 1973.
À lire
– Toms, coons, mulattoes, mammies, and bucks: an interpretive history of Blacks in American filmspar Donald Bogle, Bloomsbury, 2016.- Williams’ Gang – A Notorious Slave Trader and his Cargo of Black Convicts par Jeff Forret, Cambridge University Press, 2020.
(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).
(**) Les contrabands, ainsi appelés car considérés comme des marchandises, étaient des esclaves en fuite qui bénéficiaient d’un statut particulier durant la guerre de Sécession, notamment en échange de services dans l’armée confédérée… Ils étaient généralement rassemblés dans des camps.
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