Le 17 décembre 2018, pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui, j’évoquais Hound Dog Taylor dans mon émission et dans un article sur ce site. J’expliquais alors qu’il faisait partie de mes artistes favoris, car avec sa musique directe, obsédante et expressive, il me semblait parfaitement incarner le blues et « faisait partie de ceux qui me touchaient un peu plus que d’autres ». Quatre ans plus tard, je n’ai évidemment pas changé d’avis, mais plusieurs publications sont survenues : le livre Bitten By The Blues – The Alligator Records Story (University of Chicago Press, 2018) par Bruce Iglauer et Patrick A. Roberts, Hound Dog étant le premier artiste signé par le label Alligator, l’article d’André Fanelli avec des photos inédites dans le numéro 78 d’ABS Magazine (2022), enfin la biographie Goodnight Boogie: A Tale of Guns, Wolves & The Blues of Hound Dog Taylor par Matt Rogers (MMG Books, 2022). Ces nouveaux éléments constituent autant de (très) bonnes raisons de revenir sur le parcours de ce bluesman, en particulier sur ces premières années plutôt méconnues.
Theodore Roosevelt Taylor naît le 12 avril 1915 (bien que Rogers retienne l’année 1917 dans son ouvrage) à Natchez, Mississippi, tout près de la frontière louisianaise. Ses parents, Robert Taylor et Delea Herron, le nomment ainsi en l’honneur du président Roosevelt, mais l’état civil de l’époque l’orthographie Rosevelt (sic). Son père quitte la famille quand il a deux ans, et sa mère l’élève d’abord seule avec sa sœur Lucy (sept ans) et son frère Robert (quatre ans), puis avec Jim Evans, qui devient leur beau-père. La famille s’installe dans le comté de Holmes, où les enfants participent aux travaux des champs. Evans est un homme dur qui boit et ne fait preuve d’aucune affection, même après une dure journée à cueillir le coton : « On travaillait du lever au coucher du soleil – le coton contenait des barbes qui provoquaient plein de petites coupures –, j’avais les doigts en sang. J’espérais juste l’entendre dire « tu as fait du bon travail ». Mais il ne l’a jamais dit. Jamais. » (Rogers).
Alors que l’accès à l’éducation est très aléatoire dans ces régions rurales pour les Afro-Américains, Theodore va un peu à l’école, contrairement à sa sœur et son frère, mais on ignore durant combien de temps. Autour de lui, il entend du blues et du gospel et admire les pasteurs. Un dimanche à l’église après l’office, Theodore discute avec une fillette de son âge et refuse de rentrer chez lui au grand dam de son beau-père. Le lendemain après la journée aux champs, Evans, toujours furieux, se présente devant lui avec un sac contenant deux chemises et un pantalon dans une main, et un fusil dans l’autre. Devant sa mère sans réaction, il lui tend le sac avec ses vêtements et lui dit de partir !
À neuf ans, Theodore Roosevelt Taylor se retrouve brutalement à la rue. Il trouve refuge chez sa sœur, âgée d’une quinzaine d’années et qui ne vit plus avec la famille. Un seul avenir semble l’attendre, cueillir du coton. Mais il y a un piano dans la maison de sa sœur. Bien vite, l’instrument l’obsède, et il en joue tous les soirs en rentrant des champs. Même s’il a peu l’occasion de voir des bluesmen sinon quelques-uns de passage, il connaît les principaux succès de Charlie Patton et Peetie Wheatstraw. Au milieu des années 1930, Theodore s’estime prêt à se lancer sur le « circuit » du blues. Pour se rendre dans les juke joints du Delta, il utilise une mule pour transporter son piano. Les débuts sont difficiles et les gains bien maigres, un demi-dollar et un sandwich dans les meilleurs cas. Mais l’apprenti musicien insiste car il sait qu’il n’a pas d’autre moyen de se faire connaître. Il prend les habitudes des bluesmen itinérants, dont un goût immodéré pour le whiskey qui ne le lâchera plus.
À vingt ans, il continue de travailler dans les champs mais il conduit désormais un tracteur. C’est un jeune homme assez grand, maigre et aux épaules osseuses, qui a selon Rogers la « constitution d’un épouvantail » ! Il se distingue aussi par ses grandes mains dont chacune compte six doigts, ce qui poussera Rogers à écrire qu’il « serait difficile de soutenir qu’un homme avec une douzaine de doigts n’était pas fait pour jouer de la musique. » Au même moment, il décide d’apprendre la guitare, plus pratique que le piano, et s’achète son premier instrument pour 3,25 dollars. Il se dira influencé par Lonnie Johnson et Blind Lemon Jefferson mais il se consacre d’emblée à la slide. Comme le piano, il apprend entièrement seul et se fixe à Tchula, où les clubs sont plus nombreux et la scène plus développée, ce qui lui permet de côtoyer de futurs maîtres du blues dont Sonny Boy Williamson II, Robert Lockwood Jr. et Elmore James.
Taylor affirme qu’il jouait déjà Dust my broom en 1935 (soit avant Robert Johnson qui l’enregistra en 1937), et comme il se produisait souvent avec Elmore James, il l’aurait apprise à ce dernier qui changea ensuite les paroles pour en faire le standard que l’on sait. Ceci est toutefois invérifiable… En 1941, année de la création de l’émission King Biscuit Time sur KFFA à Helena, Arkansas, il fait aussi ses débuts radiophoniques avec des apparitions occasionnelles. Taylor a aussi son groupe qui comprend San Sacher (harmonica), Bob Sacher (rubboard) et Lou Sacher (probablement à la washtub bass). Les cachets augmentent un peu, surtout que Taylor accepte aussi de jouer pour des Blancs, ce qui lui permet de récolter 2 dollars les bons soirs. Mais l’année 1942 va marquer un virage crucial dans son existence.
En 1942, il a donc vingt-cinq ans, chante et joue de la guitare un peu partout dans le Mississippi. Son succès grandissant et ses prestations attirent aussi des femmes blanches, et il a la mauvaise idée en cette période de ségrégation d’entamer une relation avec l’une d’entre elles, sans savoir que son mari est membre du Ku Klux Klan. Un jour, il vient chez Taylor, les deux hommes s’affrontent verbalement et le mari jaloux ne semble pas insister. Mais le lendemain soir, alors qu’il se trouve chez lui, il aperçoit une file de voitures puis une lumière plus vive. Il s’agit en fait du Klan, un groupe de cinquante hommes avec des chiens de chasse (hound dogs), venu brûler une croix dans sa cour. Rapidement, ils encerclent sa maison et le recherchent. Taylor parvient à sortir par derrière, à s’enfuir dans les bois puis dans les champs qu’il connaît à la perfection, et passe la nuit dans un fossé. Il vient à coup sûr d’échapper à un lynchage auquel il n’aurait pas survécu.
Taylor sait qu’il n’aura pas de seconde chance et monte dans le premier bus Greyhound qui passe et l’emmène à Memphis. De là, il prolonge son périple jusqu’à Chicago, plus précisément chez sa sœur Lucy, qui vit depuis quelques années dans le South Side. Celui que nous pouvons maintenant appeler Hound Dog Taylor s’adapte tant bien que mal et se fait une place sur Maxwell Street où il rencontre d’autres bluesmen : « Nous étions tous là-bas, tous. Juste là, dans la rue. Il y avait Muddy Waters. [Howkin’] Wolf était là. Little Walter aussi. J’étais là aussi. Et Jimmy Rogers aussi… Mais j’avais le plus de monde… Tous ces types jouaient mieux que moi, mais j’avais un show plutôt bon. » (Rogers).
Malgré cela, contrairement à ses illustres pairs, Taylor n’enregistre pas et sa dépendance à l’alcool y est sans doute pour quelque chose. Il se contente de jouer dans les clubs et de petits boulots pour compléter ses revenus. Au milieu des années 1950, il retrouve dans la Windy City Elmore James dont les concerts l’impressionnent, surtout quand il interprète Dust my broom qui rend fou le public. À la fin des années 1950, le constat est édifiant : Hound Dog Taylor est alcoolique et vivote de sa musique. Il rencontre alors un guitariste, Brewer Phillips, et les deux hommes commencent à jouer ensemble. Puis il signe enfin ses premiers singles, d’abord en 1960 pour Bea & Baby (le label de Cadillac Baby, lire mon article du 16 août 2019), suivis d’autres faces deux ans plus tard dont certaines avec Homesick James.
Sa carrière discographique ne décolle pas encore mais quelques singles gravés en 1967 pour Checker (mais sortis plus tard), sa participation la même année à la tournée de l’American Folk Blues Festival et surtout au Festival d’Ann Arbor en 1970 le sortent enfin de l’ombre. Nous connaissons bien la suite de l’histoire. Bruce Iglauer, contre l’avis de Bob Koester qui l’employait alors chez Delmark (et qui trouvait que Taylor était ingérable et toujours ivre), fait confiance à Taylor avec lequel il inaugure en 1971 le catalogue de son label nouvellement créé, Alligator Records. Ce premier album, simplement intitulé « Hound Dog Taylor and the HouseRockers », fait un carton. À la tête d’un power trio improbable au sein duquel Brewer Phillips à la seconde guitare qui remplace souvent la basse, et Ted Harvey à la batterie assènent une rythmique harassante, Taylor chante de sa voix fêlée et torture sa slide guitare hyper saturée. Le critique musicale Robert Christgau les qualifiera de « Ramones du Chicago blues ».
Hound Dog Taylor continue cependant d’arpenter les clubs de Chicago, ce qui le confronte aussi à la violence, à laquelle il semble toutefois habitué, si on en croit ce que Tom Waits rapporte à Matt Rogers : « Dans le South Side de Chicago, au Checkerboard Lounge, le dernier grand bluesman, Hound Dog Taylor, jouait devant un public remonté quand un ivrogne au premier rang l’interrompit. Hound Dog sortit son calibre .38, tira dans le pied de l’ivrogne, remit le revolver dans sa poche et termina sa chanson. J’ai plusieurs fois pensé faire de même sans en avoir le courage. » (Rogers). Iglauer et Taylor exploitent la recette avec deux autres albums surexcités du même très haut niveau, « Natural Boogie » en 1974 et le live « Beware of the Dog! » en 1976. Hélas, Hound Dog Taylor n’entendra pas son ultime opus de son vivant. En effet, le 17 décembre 1975, il s’est éteint des suites d’un cancer, à seulement soixante ans. Après sa mort, des faces paraîtront sur divers labels, mais ces fonds de tiroirs de qualité souvent douteuse ne rendent pas hommage au bluesman. En revanche, « Release the Hound », sorti en 2004 par Alligator et constitué de morceaux en public et en studio, retrouve le niveau de ses albums originaux.
Comme toujours, terminons avec une série de chansons en écoute.`
– My baby’s coming home en 1960. Son premier single.
– Christine en 1962.
– Watch out en septembre 1967.
– Shake your money maker le 9 octobre 1967.
– She’s gone en mai ou juin 1971.
– Sitting at home alone le 5 octobre 1973.
– Give me back my wig le 22 novembre 1974.
– It hurts me too en décembre 1971. Sortie en 2004 sur « Release the Hound ».
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