Contrairement à certains hauts lieux du blues comme Farish Street à Jackson dont nous avons récemment parlé (notre article du 23 juillet), Baptist Town n’est pas situé dans une grande ville américaine, mais à Greenwood. Mais cette dernière, qui compte aujourd’hui 15 000 habitants, soit à peu près autant que Clarksdale, est une des plus importantes du Delta et même du Mississippi pour le blues, et pas seulement parce que Robert Johnson y vécut ses dernières semaines en 1938. L’histoire de ce lieu à l’est du centre-ville, auquel on accède en traversant la voie ferrée de la Southern Railway, établi il y a plus de 150 ans, débute avec l’abolition de l’esclavage en 1865, ce qui en fait bien sûr un des plus anciens quartiers afro-américains des États sudistes.
Mais depuis déjà une vingtaine d’années, le site de Greenwood, dans une plaine alluviale très fertile arrosée par les rivières Yalobusha et Yazoo, est exploité pour le coton. Après la guerre de Sécession, la demande ne cesse d’augmenter, et le quartier de Cotton Row, qui jouxte celui de Baptist Town, devient une plaque tournante. La population de Greenwood est multipliée par dix entre 1880 et 1900, et les cargaisons de coton partent pour les plus grandes villes dont La Nouvelle-Orléans, Memphis, Saint-Louis… À cette époque, Greenwood a même le statut de capitale mondiale du coton ! La main-d’œuvre est très majoritairement afro-américaine pour répondre à la demande de ce marché florissant.
Cette période correspond également à la création du blues, qui nous le savons naquit dans cette région du Delta. Mais les habitants des quartiers de Cotton Row et Baptist Town ont alors bien du mal à vivre de la musique. Il faut attendre les années 1920 avec les premiers enregistrements pour que des bluesmen puissent également se produire régulièrement dans des lieux dédiés. Et ceux de Baptist Town vont s’inscrire un peu à part. Peu enclins à travailler dans les champs de coton, ils « fondent » un quartier fait de petites baraques rectangulaires, des shotgun houses tout en longueur avec deux portes en enfilade, ainsi nommées car si on tirait un coup de fusil de chasse (shotgun) par la porte d’entrée, le projectile sortirait directement par la porte de derrière…
Ces shotgun houses, évidemment sans eau courante ni électricité, qui servent de véritables planques aux bluesmen, vont ainsi « pousser » dans Baptist Town, en particulier sur Young Street, mais Pelican Street et Johnson Street offraient aussi des possibilités. L’un des « locataires » les plus notoires des lieux fut bien sûr Robert Johnson (1911-1938), qui occupa une de ces baraques sur Young Street, avant de décéder le 16 août 1938 après un concert dans un juke joint local, le Three Forks. On doit ces détails au bluesman David « Honeyboy » Edwards (1915-2011), compagnon de route de Johnson dans les années 1930, avec lequel il partagea une maison sur Young Street avant d’être témoin de son décès. À peu près au même moment, naissait à Memphis en 1937 le grand acteur Morgan Freeman, qui passa une partie de son enfance à Baptist Town. Passionné de blues, Freeman a fondé deux clubs portant le même nom (Ground Zero), à Clarksdale et à Biloxi, toujours dans le Mississippi.
Parmi les autres bluesmen marquants de Baptist Town, impossible de ne pas citer Tommy McClennan, actif au tournant des années 1930 et 1940 et qui vécut quelque temps sur East McLaurin Street. Mississippi John Hurt aurait également joué dans le secteur, ce qui pourrait expliquer la présence de membres de sa famille dans les années 1950. En effet, son fils John William « Man » Hurt a vécu dans le quartier tout en jouant dans le groupe de gospel Friendly Four avec son cousin Teddy. Enfin, le chanteur-guitariste Harvey (parfois Harvie) Cook, aka « The Mississippi Blues Man », natif de Greenwood, débuta lui aussi à Baptist Town, avant de s’installer à Indianapolis afin de poursuivre sa carrière avec sa formation, les Blues Tones.
Ensuite, la scène blues de Baptist Town se dilua dans celle de Greenwood. De nos jours, quand on arpente les rues du quartier, on constate que les résidents sont exclusivement afro-américains, et surtout désœuvrés. Lors d’une visite, nous avions apostrophé à ce propos le diacre de l’église locale, Sylvester Hoover, qui avait concédé que le taux de chômage était proche de 70 %… Baptist Town est assurément pauvre, mais artistiquement et historiquement, le lieu est d’une grande richesse. D’ailleurs, depuis quelques années, il fait l’objet d’un plan de réhabilitation (Baptist Town Neighborhood Reinvestment Project) qui s’est déjà traduit par la restauration de plusieurs shotgun houses et par de nouvelles opportunités d’emplois pour les habitants et les étudiants. Et Sylvester Hoover et son épouse Mary Ann contribuent assurément à ce renouveau. Sur Young Street, outre une épicerie, ils ont ouvert un petit musée (Back in the Day), et Sylvester sait se transformer en guide pour raconter l’histoire de son quartier. Je n’oublierai ainsi jamais sa réponse quand je lui avais demandé par un après-midi torride sur Young Street comment Robert Johnson avait été tué : « C’est une femme. Il a été empoisonné par une femme. Un homme ne l’aurait jamais empoisonné. » Ainsi va la légende de Baptist Town…
Passons à notre sélection de chansons en écoute (avec un livre en bonus).
– Come on in my kitchen en 1936 par Robert Johnson.
– Cross cut saw blues en 1941 par Tommy McClennan.
– The army blues en 1942 par David « Honeyboy » Edwards.
– Spike driver blues en 1966 par Mississippi John Hurt.
– Blues night bonus en 2016 par Harvey Cook.
– À lire : Sin & Salvation in Baptist Town par Matt Eich (Sturm & Drang, 2018). Avec de magnifiques photographies.
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