Site originel du croisement des lignes à Moorhead. © : Mississippi Blues Travellers.

Cette expression désigne le croisement de deux voies ferrées à Moorhead, Mississippi, Southern Railway et Yazoo Delta Railroad, cette dernière également appelée Yellow Dog. Moorhead se trouve dans le Delta, une quinzaine de kilomètres à l’est d’Indianola, siège du comté de Sunflower. Fondée en 1898, la bourgade compte environ 400 âmes au tournant des XIXe et XXe siècles. Sa position quasiment en plein centre du Delta, sur l’axe nord-sud entre Memphis et la Louisiane, mais aussi sur la route des grandes villes de l’est dont Birmingham (Alabama) et Atlanta (Géorgie), en fait rapidement un nœud ferroviaire. Dans les années 1890, la région de Moorhead est connue pour le commerce du bois, dont le transport est facilité par le train. Le lieu se développe et commence à attirer des musiciens itinérants dont certains jouent sans doute déjà dans un registre qui préfigure le blues.

Maison de Chester Henry Pond à Moorhead. © : Mississippi Blues Travellers.

Chester Henry Pond (1844-1912), un inventeur originaire de l’Ohio, gère dès 1895 sur le site la Moorhead Improvement Company, pour laquelle il construit un petit chemin de fer à voie étroite pour le transfert du bois, qui mène jusqu’à la gare de la Georgia Pacific Railway (en fait la Southern Railway qui l’absorbe au même moment), environ 5 kilomètres au nord-ouest. Des travaux débutent le 27 avril 1895 pour une première ligne qui relie sur 37 kilomètres Moorhead à Ruleville au nord. D’abord nommée Yazoo Delta Railway, elle est inaugurée sous le nom de Yazoo Delta Railroad en août 1897, et croise donc la Southern Railway à Moorhead. Et l’année suivante, Pond devient le fondateur « officiel » de Moorhead. Le 13 juin 1900, la ligne est rachetée par la Yazoo & Mississippi Valley Railroad, qui la prolonge jusqu’à Tutwiler au nord et jusqu’à Belzoni au sud, et en fait ainsi la plus importante du Delta.

Lettre du 25 juin 1895 de la Yazoo & Mississippi Valley Railroad en vue de la construction de la Yellow Dog. © : Mississippi Rails.

Rapidement, la ligne est surnommée Yellow Dog (chien jaune !), et les versions sur les origines de cette formule sont diverses. D’aucuns affirment d’abord qu’elle le doit à ses initiales (YD pour Yazoo Delta), une explication peu satisfaisante car sans rapport avec notre fameux « chien jaune ». Pour d’autres, elle viendrait des wagons peints en jaune portant les initiales YD, et il s’agit de la version aujourd’hui la plus communément admise. Mais d’autres circulent. Ainsi, il aurait bien existé un véritable chien (1) qui prenait en chasse en aboyant ces trains jaunes ! D’autres encore rattachent cela à la politique. Dans les États sudistes, yellow dog désigne aussi un électeur démocrate qui ne votera jamais pour le membre d’un autre parti. Dès 1848, Abraham Lincoln, bien avant d’être président (1861-1865), en parle dans un discours de campagne en faveur de Zachary Taylor (président de 1849 à 1850). Enfin, précisons qu’il existait aussi une autre ligne dans le Delta baptisée Black Dog, et que d’une manière générale, en argot local, le mot dog (aussi short dog) désigne une ligne ferroviaire secondaire…

La gare de Tutwiler sur la Yellow Dog, ou W.C. Handy « découvrit » le blues en 1903. © : Tony Howe Collection / Mississippi Rails.

Quoi qu’il en soit, la ligne Yazoo Delta Railroad dite « Yellow Dog » est intimement liée à la naissance du blues. Grâce au train, la région de Moorhead favorise l’essor de chantiers de construction et l’apparition de clubs souvent clandestins, des tripots que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de barrelhouses, voire de juke joints. Les musiciens affluent, ils vont de chantier en chantier, de club en club, et pour cela ils prennent le train, en « oubliant » souvent de payer leur billet. Ces thèmes de l’itinérance et du vagabondage occupent une place centrale dans les textes des créateurs du blues. En 1903, en gare de Tutwiler sur la Yellow Dog, le musicien et chef d’orchestre W.C. Handy voit un homme qui joue de la guitare slide à l’aide d’un canif et interprète une chanson qui contient la phrase « Where the Southern Cross the Dog », soit « Là où la Southern [Railway] croise la [Yellow] Dog »… Handy parle d’une musique qu’il n’a jamais entendue qui dégage une incroyable émotion. Il s’agit du premier témoignage écrit décrivant le blues, et la plupart des spécialistes s’accordent pour dire que cette région constitue le berceau de cette musique. Et sur 70 kilomètres entre Moorhead et Tutwiler, la Yellow Dog la fend du nord au sud.

Illustration d’un train de la Yazoo & Mississippi Valley Railroad, 1911. © : Ghost of Wall Street.

Handy sera également le premier à écrire une composition sur la Yellow Dog en 1914, intitulée Yellow Dog rag, qui sera enregistrée deux ans plus tard, le 21 juillet 1916, par le jazzman Charles Adams Prince sous le nom de Prince’s Band. Faute de succès, alors que le blues devient commercialement porteur, Handy renomme la chanson Yellow Dog blues, cette fois interprétée la même année par Fred Feild, un chanteur populaire alors très prolifique, mais dont le registre a toutefois peu à voir avec le blues… En 1920, soit l’année du premier enregistrement d’un disque de blues, la population de Moorhead a quadruplé depuis 1900 et atteint 1 600 habitants. Elle augmentera ensuite très lentement pour s’élever aujourd’hui à 2 000 habitants. Dans les années 1920 et 1930, des pionniers du blues comme Bessie Smith, Sam Collins, Lucille Bogan, Charlie Patton et Big Bill Broonzy intègrent ce thème à leur répertoire, tout comme de nombreux jazzmen avec des instrumentaux. Un excellent texte de la Mississippi Blues Foundation nous rappelle également que Howlin’ Wolf, Robert Johnson et Willie Brown ont joué à Moorhead, où vécurent aussi Charley Booker, Eli Green et James « Boo Boo » Davis. Les lignes de la Southern Railway et de la Yellow Dog ne se croisent plus depuis longtemps à Moorhead, mais on peut toujours visiter le site originel qui est préservé.

Plaque commémorative en gare de Ruleville, premier terminus de la Yellow Dog en 1897. © : Early Blues.

Notre sélection de chansons en écoute comprend des versions classiques mais aussi quelques raretés.
Yellow Dog blues en 1919 par Fred Feild.
The Yellow Dog blues en 1925 par Bessie Smith.
Yellow Dog blues en 1927 par Sam Collins.
Pay roll blues en 1928 par Lucille Bogan.
Yellow Dog blues en 1929 par les Ben’s Bad Boys (instrumental avec Glenn Miller et Benny Goodman !).
Yellow Dog blues en 1929 par le Wise String Orchestra, qui n’a enregistré que deux chansons !
Green river blues en 1929 par Charlie Patton.
The Southern blues en 1935 par Big Bill Broonzy.
Yellow Dog blues en 1954 par Louis Armstrong.
Yellow Dog blues en 1958 par Nat « King » Cole.
Yellow Dog blues en 1972 par Alexis Korner (instrumental).
(1) Le Carolina dog est une race de chien originaire du sud-est des États-Unis, au poil effectivement jaunâtre…

Main Street à Drew en 1937. Cette localité proche du pénitencier de Parchman Farm fut desservie par la Yellow Dog dès sa création. © : Dorothea Lange / Library of Congress.