© : American Blues Scene.

Nouvel article de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. J’ai choisi cette fois le mot shimmy, qui a plusieurs significations possibles dont vibrer, secouer, gigoter, se dandiner, se tortiller, se trémousser… Dans le cadre de cette rubrique, il s’agit avant tout d’une danse, qui se retrouve chez les bluesmen et les jazzmen dans différentes déclinaisons, dont Shim-Sham-Shimmy, Shimmy-She, Shim-Me-Sha-Wabble, Shimmy-She-Wobble et Shimmy-Wobble. Nous verrons que le terme est aussi employé dans un sens à caractère sexuel.

Jeunes danseurs afro-américains dans un juke joint, Mississippi. © : Wikipedia.

Mais attardons-nous d’abord sur la danse qui porte le nom de shimmy, et qui connaîtra un âge d’or après la Première Guerre mondiale. On prête souvent son origine à la danseuse et actrice américaine d’origine polonaise Gilda Gray (1901-1959), qui popularisa la danse à partir de 1919 sur les scènes new-yorkaises. On doit en fait son invention aux Afro-Américains, qui la pratiquaient dans la seconde moitié du XIXe siècle. Au départ, soit avant 1865, le shimmy était même répandu chez les esclaves dans les plantations, et il s’inspire peut-être d’une autre dance, le shika, présente chez les Yorubas en Afrique de l’Ouest. Quant à l’apparition du mot lui-même, elle est encore plus ancienne, car selon l’Oxford English Dictionary, on en trouve trace dès 1837 dans les écrits du capitaine de vaisseau et romancier anglais Frederick Marryat (1792-1848). Dérivé de chemise qui existe aussi en anglais, shimmy désigne une chemise légère pour femme, du genre nuisette ou camisole (pas de force !).

© : CD and LP.

De prime abord, le rapport avec la danse ne semble pas établi. Mais quand on sait que le shimmyconsiste à danser en agitant rapidement les épaules d’avant en arrière sous un vêtement léger, ce qui a pour effet de faire également gigoter les seins, ça devient plus évident… Il est aussi possible que les Afro-Américains aient déformé le terme shinny (up), qui se traduit par « se hisser sur quelque chose ou quelqu’un », car dans une variante de la danse d’origine, l’homme porte la femme lors de certains mouvements. En tout cas, chez les Afro-Américains à la fin du XIXe siècle, le shimmy est bien présent dans les clubs de type juke joints et lors des spectacles itinérants. Rapidement, le phénomène intéresse aussi les artistes blancs. Ainsi, en 1905, Mae West, qui se fait déjà appeler Lady Vamp à seulement douze ans, aurait alors créé le shimmy, c’est du moins ce qu’elle affirmera une quinzaine d’années plus tard, quand la danse deviendra très populaire…

© : Library of Congress.

Ce n’est pas vraiment l’avis du bluesman Sam Chatmon (1897-1983), membre des Mississippi Sheiks, qui a vu des danseurs de shimmy dès 1907 ou 1908, et qui dit dans le livre de Gayle Dean Wardlow, Stephen Calt et Edward Komara King of the Delta Blues: The Life and Music of Charlie Patton(University of Tennessee Press, 2022) : « Les Blancs n’ont jamais fait de shimmy… saisir une femme, se tenir devant elle, se tortiller autour d’elle, comme on avait l’habitude de le faire, je n’ai jamais vu de Blancs faire ça. » Il est vrai que par extension à partir de la danse, le terme shimmy fait souvent référence à l’acte sexuel dans les chansons des bluesmen, comme dans Slow mama slow de Sam Collins (sous le nom de Salty Dog Sam, 1931). En 1909, le chef d’orchestre et compositeur Perry Bradford (auteur de Crazy blues, premier blues enregistré, en 1920 par Mamie Smith) écrit The bullfrog hop, qui évoque le shimmyparmi les danses à la mode de l’époque. Un peu plus tard, viennent les chansons des jazzmen Spencer Williams (auteur de Basin Street blues !), Shim-Me-Sha-Wabble en 1917, puis de Clarence Williams (futur accompagnateur de Bessie Smith, entre autres), I wish I could shimmy like my sister Kate en 1919.

© : Tulane University Digital Library.

Au même moment, des actrices blanches dont Mae West, Gilda Gray, Frances White et Sophie Tucker contribuent donc à l’essor du shimmy, notamment dans les revues des Ziegfeld Folies à Broadway, mais elles ne font que profiter de l’héritage des Afro-Américains. Le shimmy s’invite ensuite rapidement en Europe, y compris en France avec des artistes comme Mistinguett et sa chanson La java en 1923 : « Qu’est-ce qui dégote le fox-trotte et même le chimi / les pas english, la scottish et tout c’qui s’en suit. » Même avec l’orthographe francisée « chimi », l’origine ne fait aucun doute… Plus près de nous, outre le blues, le shimmy reviendra ponctuellement dans les styles les plus divers et actuels, comme le R&B, la soul, le rock ou bien le rap. Notre sélection de chansons en écoute en donne d’ailleurs quelques exemples.

Perry Bradford. © : WBSS Media.

La java en 1923 par Mistinguett.
Ha-ha blues en 1928 par Rosie Mae Moore.
Southern woman blues en 1929 par Blind Lemon Jefferson.
A rag blues en 1929 par Buddy Boy Hawkins.
Talkin’ to myself en 1930 par Blind Willie McTell.
Slow mama slow en 1931 par Salty Dog Sam (Sam Collins).
Gimme a pigfoot en 1933 par Bessie Smith.
Teach me how to shimmy en 1961 par les Isley Brothers.
Fumblin’ with the blues en 1974 par Tom Waits.
Private dancer en 1984 par Tina Turner.
Flamin’ mamie en 1985 par Koko Taylor.
Shimmy shimmy ya en 1996 par Ol’Dirty Bastard.

© : eBay.

(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).