La période 1935-1942, qui succède à celle des enregistrements des pionniers, est souvent qualifiée de charnière dans l’histoire du blues. Alors que les États-Unis se remettent difficilement de la Grande Dépression, le blues urbain s’installe progressivement (dominé par le Bluebird Sound du producteur Lester Melrose), surtout dans les grandes villes du nord dont bien entendu Chicago. Les artistes qui s’exprimaient jusque-là essentiellement en solo s’effacent ou viennent grossir les rangs de véritables groupes plus étoffés. Parmi les instrumentistes, les pianistes occupent une place prépondérante dans ces formations, et Blind John Davis, dont il est question aujourd’hui, fut un des plus importants aux côtés des meilleurs bluesmen de cette époque.
John Henry Davis naît le 7 décembre 1913 à Hattiesburg, grande ville du sud du Mississippi. Il n’a sans doute conservé aucun souvenir de sa ville natale car il a seulement deux ans quand sa famille s’installe dans le West Side de Chicago… Devenu aveugle à neuf ans, il entend des musiciens du voisinage jouer du piano, surtout grâce à son père qui a des affaires dans des boîtes de nuit et des bars plus ou moins légaux. Selon Studs Terkel qui l’a interviewé en 1977 lors d’une émission de radio, Davis se met sérieusement au piano à treize ans. Il participe ainsi à des chitlin parties (qui ne sont donc pas réservées aux régions rurales du sud…), dont il donne à Terkel une description qui mérite d’être rapportée ici : « C’était le vendredi, ma grand-mère avait, euh, une grande marmite, plus grande que celles des restaurants, dans laquelle elle mettait à cuire quinze kilos de chitlins [ou chitterlings, des tripes, en fait]. Elle préparait aussi des spaghettis, des pommes de terre en salade, du poulet, du poisson frit, plein de choses du genre. Puis ils enlevaient les tapis pour éviter qu’ils soient détruits ! Ils les mettaient sur les lits, dans certaines house parties il y avait des lits dans les pièces, ils les remontaient le long des murs. Oh, mec, ils faisaient de ces fêtes ! » Et Davis de préciser que ces fêtes pouvaient se prolonger tout le week-end jusqu’au lundi matin !
Davis se souvient aussi avoir découvert le boogie-woogie auprès d’un pianiste de La Nouvelle-Orléans qui visitait régulièrement son père. Même s’il l’influencera, il côtoiera peu Pine Top Smith, mort en 1929 lors que Davis avait seulement quinze ans, mais il sera très proche d’Albert Ammons. À vingt ans, Davis est un musicien accompli à l’aise dans le blues et le boogie-woogie, mais il ne dédaigne pas le ragtime et le jazz. Dans les années 1930, il fréquente Merline Johnson, Big Bill Broonzy, Tampa Red et Jazz Gillum. Blind John Davis apparaît sans doute pour la première fois sur disque le 9 juin 1937 chez ARC en accompagnant Merline Johnson (The Yas Yas Girl). Le 11 octobre de la même année, il figure chez Bluebird dans le groupe de Jazz Gillum (Bill Gillum and his Jazz Boys) qui compte aussi Big Bill Broonzy, même s’il convient de rappeler que Broonzy enregistrait à l’époque sous le nom de Big Bill, et de Tampa Red ! Deux jours plus tard, cette fois chez ARC, Davis participe à une session dans la formation de Big Bill.
Davis fait donc partie des principaux acteurs du blues urbain, d’autant qu’on le retrouvera ensuite aux côtés de Sonny Boy Williamson I, Memphis Minnie, Lonnie Johnson et d’autres encore. Ce qui ne l’empêche pas de mener une carrière personnelle, d’autant qu’il est très capable de chanter, certes d’une drôle de voix acidulée qui peut surprendre de prime abord (une voix qui évoluera avec l’âge avec ensuite une approche plus « cool blues »…) Ainsi, le 7 avril 1938, il enregistre pour Vocalion deux faces puis deux autres le 9 mai. Sur ces quatre chansons, il est accompagné de George Barnes, qui joue de la guitare électrique, quasiment une première dans l’histoire de blues car Barnes avait initié cette technique très peu auparavant, le 1er mars 1938 avec Big Bill Broonzy (mon article du 17 juillet 2023). Il faut d’ailleurs souligner les interventions absolument lumineuses de Barnes…
Jusqu’en 1952, Davis gravera au total vingt-deux faces dont les huit dernières à Paris pour le label Vogue (le 5 février). Une séance menée lors d’une tournée en Europe (une première pour un pianiste de blues) en compagnie de Big Bill Broonzy, avec lequel il réalise quatre chansons chez Black and Blue le 29 mars à Anvers, Belgique. Même s’il n’enregistre plus durant des années, Davis poursuit des tournées lucratives sur le Vieux Continent. Dans les années 1970 et jusqu’à son décès en 1985, il reprend toutefois les chemins des studios et sort une dizaine d’albums. Tous ne sont pas inoubliables car il a tendance à se répéter, mais outre ses faces historiques rassemblées par Document (« Complete Recorded Works in Chronological Order – Vol 1 – 1938-1952 »), je vous recommande « Stompin’ on a Saturday Night » (Alligator, 1977, un « condensé » d’un disque de 1973), « The Incomparable » (Oldie Blues, 1974) et « Blind John Davis » (L+R Records, 1983). Blind John Davis nous a quittés le 12 octobre 1985 à l’âge de soixante-et-onze ans.
Terminons comme d’habitude avec quelques chansons en écoute.
– Sold it to the devil en 1937 par Merline Johnson (The Yas Yas Girl). Première apparition sur disque de Davis (au piano).
– My old Lizzie en 1937 par Jazz Gillum (Bill Gillum and his Jazz Boys) avec Davis au piano et Big Bill à la guitare.
– You’re more than a palace to me en 1937 par Tampa Red avec Davis au piano.
– Jersey cow blues en 1938 par Blind John Davis (George Barnes à la guitare électrique !).
– Honey babe en 1948 par Blind John Davis.
– Rockin’ in boogie en 1952 par Blind John Davis.
– Got the world on a string en 1973 par Blind John Davis.
– Boogie woogie on Saint Louis blues en 1974 par Blind John Davis.
– When the blues birds come out to sing en 1983 par Blind John Davis.
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