Au tournant des années 1930 et 1940, les batteurs sont encore peu présents dans les formations de blues. On pense à Fred Williams et surtout Judge Riley, que l’on retrouve sur nombre d’enregistrements du Bluebird Beat, mais ils venaient du jazz et ne sont pas à l’origine d’une « école ». En revanche, Jump Jackson, d’origine louisianaise et qui s’inspira certes aussi du jazz, va s’imposer comme le premier batteur influent de l’histoire du blues. Son jeu s’appuie sur le fameux backbeat, ce « battement de fond » ou plutôt cette pulsation marquée qui va servir d’assise rythmique (avec le soutien de la basse, ne l’oublions pas !) et se répandre dans tous les groupes du blues moderne. Mais Jackson n’était pas seulement à l’aise derrière les fûts. Il ne laissa à personne le soin de prendre en charge sa carrière et fut également compositeur, chef d’orchestre, fondateur de label et agent de musiciens !
Armand (parfois Armond) G. Jackson naît le 25 mars 1917 à La Nouvelle-Orléans, où, selon quelques sources, il se serait vite fait remarquer pour ses talents de batteur. Mais nous ne savons rien de ses premières années, ni vraiment quand il est arrivé à Chicago, où il est signalé en 1941 au Club 308, dirigeant déjà son propre groupe, puis au Sky Club, au Circle Inn et au Martin’s Corner où il reste de 1943 à 1945. Autant de lieux dont nous avons aujourd’hui perdu la trace, mais je dois ces informations fiables à l’exceptionnel travail de compilation de Robert L. Campbell, Robert Pruter, George R. White, Tom Kelly et George Paulus : ce sont les auteurs de « The Aristocrat Label », une impressionnante étude très documentée dont je vous conseille la lecture, et qui raconte l’histoire d’Aristocrat (pour lequel Jump Jackson enregistrera plusieurs faces), label créé en 1947 qui deviendra Chess Records trois ans plus tard…
Jackson fait toutefois ses premières apparitions sur disque en 1944 chez Bluebird, et ce aux côtés des meilleurs bluesmen de l’époque : Sonny Boy Williamson I le 14 décembre (quatre faces dont Check up on my baby), puis le même jour et le lendemain avec St. Louis Jimmy Oden et Roosevelt Sykes ! Il reviendra sur d’autres disques de ces bluesmen dans les années 1940, mais il accompagnera aussi en 1945 Joe Williams (le « Big » viendra plus tard mais c’est bien lui !), puis en 1946 Tampa Red et Arthur Crudup, dans les deux derniers cas pour RCA Victor, qui a pris la suite de Bluebird qui a stoppé ses activités l’année précédente. Parallèlement, Jackson, qui reste également attaché au R&B, fonde un groupe cuivré dans cette esprit, Jump Jackson and his Band avec laquelle il grave le 13 septembre 1946 chez Columbia ses quatre premières faces sous son nom (dont deux restent hélas inédites), sur lesquelles il s’entoure de musiciens de tout premier ordre : St. Louis Jimmy Oden au chant, Johnny Morton à la trompette, Oett « Sax » Mallard et Bill Casimir aux saxophones, Bill Owens au piano et Ransom Knowling à la contrebasse.
Après dix titres en septembre et octobre 1946 chez Specialty, Jackson signe donc chez Aristocrat l’année suivante, et réalise d’excellentes faces dans une veine R&B avec les vocalistes Melrose Colbert et Benny Kelly, ainsi que le saxophoniste Tom Archia. Aristocrat crée autour de lui les Chicago All Stars, une formation un peu hétéroclite mais de grande qualité (avec notamment à nouveau Johnny Morton et Sax Mallard), qui signe six faces en 1947. La batteur continue toutefois de collaborer ensuite avec des bluesmen, dont, outre ceux déjà cités, Sunnyland Slim, Baby Doo Caston, puis John Lee Hooker et Robert Nighthawk. Dans les années 1950, il enregistre moins et se mue progressivement en agent en trouvant des engagements pour d’autres bluesmen dans les clubs de Chicago… Et logiquement, en 1958, il lance son propre label, La Salle, pour lequel enregistreront des artistes de la stature d’Eddy Clearwater, Eddie Boyd, Sunnyland Slim, Little Brother Montgomery et Little Mack Simmons.
En 1960 et 1961, on retrouve Jump Jackson sur des disques du chanteur-guitariste Lee Jackson (de son vrai nom Warren George Harding Lee et donc sans lien de parenté). Au même moment, la batteur décide aussi d’exploiter ses talents de parolier et écrit des chansons interprétées par Shakey Jake, Little Brother Montgomery, Curtis Jones, Big Smokey Smothers et bien d’autres. En 1962, il est le batteur de la première tournée européenne de l’American Folk Blues Festival. Avec John Lee Hooker, T-Bone Walker, Brownie McGhee, Sonny Terry, Shakey Jake, Helen Humes, Memphis Slim et Willie Dixon, il se produit en Allemagne de l’Ouest, en Autriche, en Suisse, en Angleterre et bien sûr en France (à l’Olympia !). Alors qu’il se multipliait à différents niveaux depuis vingt ans, Jump Jackson n’apparaît ensuite plus que très ponctuellement sur disque, même si nous savons qu’il n’a cessé de se produire jusqu’à son décès survenu le 31 janvier 1985. Il avait alors soixante-sept ans. Son retrait s’explique sans doute, du moins en partie, par l’évolution du jeu de batterie dans le blues à Chicago (dont Fred Below fut l’incontestable locomotive), basée sur une approche plus moderne, tranchante et « sèche » de son fameux backbeat, dont nul ne songerait toutefois à lui contester la paternité. Rien que pour cela, Jump Jackson laisse une empreinte notable dans l’histoire de sa musique, car il fut un acteur clé d’une époque-charnière cruciale où le blues urbain se faisait moderne.
Il nous reste à écouter quelques chansons…
– Check up on my baby en 1944 par Sonny Boy Williamson I, première sur disque pour Jump Jackson.
– My story blues en 1944 par St. Louis Jimmy Oden.
– Jiving the jive en 1944 par Roosevelt Sykes.
– Drop down blues en 1945 par Joe Williams.
– Biddle Street jump en 1946 par Jump Jackson and his Band. Premier titre sous son nom, un instrumental.
– So glad you’re mine en 1946 par Arthur Crudup.
– She’s a solid killer diller en 1946 par Tampa Red.
– Green light en 1947 par les Chicago All Stars.
– I’ll just keep walkin’ en 1960 par Lee Jackson.
– American Folk Blues Festival en 1962, album complet.
Les derniers commentaires