C’est le cas chaque année depuis 2006, le 10 mai marque la Journée nationale des mémoires de la traite et de l’esclavage et de leurs abolitions. Et c’est également désormais un rendez-vous incontournable sur ce site. C’est un article sur le site de notre chaîne locale, Guadeloupe La 1ère, intitulé « Le marronnage, résistance à l’esclavage », qui m’a donné l’idée de ma propre publication du jour. Il sera donc question de marrons, de marronnage et d’esclavage, dans différentes régions des États-Unis (États de la Côte Est, Louisiane et Mississippi,) particulièrement propices au développement du phénomène, avec bien sûr des illustrations musicales. Après un bref historique du marronnage, je vous propose de nous arrêter sur quelques formes marquantes de blues dont les sources sont liées à ces marrons qui parvinrent à s’organiser en communautés pour fuir l’esclavage.
Les premiers marrons nous ramènent au Moyen Âge, au début du XIe siècle (soit vers l’an 1000 !), et qualifient en fait les ancêtres des guides de haute montagne. Dans les Alpes occidentales, les marrons ou marronniers guidaient en effet les voyageurs lors des passages des cols d’altitude, et les traces les plus connues sont relatives à ceux du Petit et Grand-Saint-Bernard, et du Mont-Cenis. Ils étaient particulièrement précieux l’hiver quand les conditions étaient mauvaises (froid, vent), les risques importants (avalanches) et l’orientation difficile (reliefs enneigés). Cette mention était nécessaire pour être complet concernant le terme, mais ces marrons-là n’ont en fait rien à voir avec les anciens esclaves…
L’étymologie du mot marron dans le sens qui nous intéresse ici révèle des origines également très anciennes. Marron vient en effet du mot espagnol cimarron, qui désigne un animal domestique qui s’est échappé, généralement dans les montagnes (cima signifiant cime, sommet), et va redevenir sauvage. Par aphérèse, c’est-à-dire que l’on a ôté le premier phonème (la syllabe, en fait) du mot, cimarron est devenu simplement marron… On en trouve trace dès 1522, soit à l’époque de la colonisation espagnole, suite à la première révolte d’esclaves connue, survenue dans l’actuelle République dominicaine sur l’île d’Hispaniola. On peut imaginer que ce fut le cas au même moment dans la future Haïti. Et cette fois, le marron n’est pas un animal mais bien un esclave fugitif. Progressivement, la notion d’esclave noir fugitif, sans doute « inventée » par des colons nés aux Antilles, va se répandre dans la Caraïbe, et des écrits par des Français en font état au XVIIe siècle, par exemple dans les ouvrages Relation de l’Establissement des Francois Depuis l’An 1635, en l’Isle de la Martinique l’une des Antilles de l’Amerique (1640) par Jacques Bouton, et Histoire naturelle et morale des Isles Antilles de l’Amerique (1658) par Charles de Rochefort.
Aux États-Unis, c’est logiquement sur la Côte Est, où le premier navire transportant des esclaves africains toucha terre en 1619 (mon article du 21 août 2019), et plus précisément en Floride, où l’esclavage fut aboli en 1693, qu’ils apparaissent. Des esclaves en fuite venus des États voisins (les Gullah de Caroline du Sud et Géorgie) les rejoignent, ainsi que des Amérindiens (Séminoles), pour fonder une véritable communauté de marrons, sans doute dans les dernières années du XVIIe siècle. Aujourd’hui, les Gullah perpétuent une riche culture qui emprunte à l’Afrique et aux Indiens natifs, notamment dans le domaine musical, et ils ont même leur créole, également appelé geechee (mon article du 28 octobre 2023). Non loin de là, à cheval sur la Virginie et la Caroline du Nord, une communauté de marrons célèbre a vécu dans une zone appelée le Great Dismal Swamp (le grand marais lugubre) : on estime qu’elle abrita 100 000 membres de la fin du XVIIe siècle à la veille de la guerre de Sécession (1861-1865). Et bien entendu, dans la même région mais plus à l’intérieur des terres, souvent au pied des Appalaches (on parle de Piedmont, Piémont en français), d’autres marrons trouveront un terrain favorable pour s’implanter. Leurs descendants donneront naissance à un style de blues immédiatement identifiable (avec des guitaristes virtuoses au jeu très fluide) et toujours vivace, le Piedmont Blues. Je vous propose maintenant quelques chansons en écoute relatives à cette région.
– Georgia bound en 1929par Blind Blake.
– Lord stand by me en 1935 par le Reverend Gary Davis.
– Lizzie Lou en 1953 par Doug Quattlebaum.
– What in the world will become of me en 1983 par Algia Mae Hinton.
– Green Sally en 2017 par Ranky Tanky.
Impossible de ne pas évoquer ici les bayous de Louisiane, où se réfugièrent, là encore avec l’aide des Amérindiens, de nombreux marrons fuyant le joug de l’esclavage, et ce dès 1718, année de la fondation de La Nouvelle-Orléans. Dans les années 1780, Jean Saint Malo établit tout près une fameuse communauté au bord du lac Borgne, qui sera sévèrement réprimée et causera sa mort en 1784. Mais c’est bien sûr autour de la ville de Baton Rouge, dans la zone marécageuse des bayous, qu’ils fondèrent d’autres communautés, d’autant plus importantes qu’elles furent « grossies » par l’arrivée des Cadiens (Acadiens, au départ), déportés depuis le nord-est du Canada vers la Louisiane durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. On connaît la grande diversité des styles de la musique louisianaise, mais outre celle des Cadiens (Cajuns) eux-mêmes, la région de Baton Rouge nous a donné deux traditions captivantes, et là encore très vernaculaires, à partir des années 1950, le zydeco (basé sur des instruments comme l’accordéon et le frottoir) et le Swamp Blues ou blues des marais, très terrien et suggestif. Sur le sujet, je vous conseille vivement la lecture de Slavery’s Exiles: The Story of the American Maroons par Sylviane A. Diouf (New York University Press, 2014), et voici quelques extraits musicaux.
– Les blues de la prison en 1934 par Amédé Ardoin.
– Bad luck en 1954 par Lightnin’ Slim.
– Yesterday en 1955 par Clifton Chenier.
– Baby scratch my back en 1965 par Slim Harpo.
– The things that I used to do en 2010 par Kenny Neal.
Et quid de la région du Delta, berceau du blues au nord-ouest du Mississippi, me direz-vous ? Eh bien les marrons ont également investi la zone, même si ce sera plus tardif. En 1788, du côté de Natchez, nous sommes donc un peu au sud du Delta lui-même, des écrits évoquent leur présence, et petit à petit, ils vont remonter vers le nord en suivant en gros le fleuve, évidemment moins exploité que de nos jours et dont l’environnement hostile joue en faveur des esclaves qui peuvent plus facilement se cacher. Car avant la guerre de Sécession, soit en gros durant la première moitié du XIXe siècle, la grande plaine alluviale qui forme aujourd’hui ce que nous appelons le Delta est une région couverte de forêts difficilement pénétrables, un terrain qui convient parfaitement au marronnage. Et nous le savons, les descendants directs des esclaves, et donc des marrons, donneront naissance à la fin du XXe siècle (pour ce qui est de sa genèse, s’entend) au Delta Blues, ce blues rural natif à l’origine de toutes les formes qui suivront. Il est d’ailleurs temps d’écouter quelques chansons pour illustrer cela !
– Mississippi county farm blues en 1930 par Son House.
– All in my dreams en 1952 par Boyd Gilmore.
– You got to pay the cost en 1980 par Johnny Shines.
– That’s all right en 1997 par Big Jack Johnson.
– Sweet home Chicago en 2011 par Honeyboy Edwards, à 95 ans !
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