Dans un article du 11 février 2022, j’évoquais l’ouverture d’un deuxième Ground Zero Blues Club à Biloxi, Mississippi, à l’image de celui de Clarksdale bien plus au nord de l’État. Des réalisations à l’initiative de l’acteur Morgan Freeman, qui sait l’importance de ces lieux dans l’histoire de la musique populaire et plus globalement de son pays. Et dans ce double registre, bien qu’elle ne vienne pas en priorité à l’esprit quand on pense aux « places fortes » du blues, Biloxi occupe néanmoins une place centrale et hautement symbolique. Aujourd’hui peuplée de quelque 50 000 âmes, la ville est située à l’extrême sud du Mississippi, sur la côte du golfe du Mexique, environ 140 kilomètres au nord-est de La Nouvelle-Orléans.
Mais, à condition de s’en tenir à ce que nous appelons la découverte du « Nouveau Monde » telle que la rapportent ses acteurs qui en furent en fait les colonisateurs, Biloxi est au départ de l’histoire du « Sud Profond » des États-Unis, une vingtaine d’années avant La Nouvelle-Orléans par exemple. Car si le Français René-Robert Cavelier de La Salle a bien découvert en 1682 l’embouchure du Mississippi plus à l’ouest, le Canadien Pierre Le Moyne d’Iberville, de parents français mais natif de Ville-Marie (aujourd’hui Montréal), fonde le 1er mai 1699 le fort Maurepas (1), premier établissement permanent en Louisiane. Le nom du lieu et de la ville actuelle provient de sa rencontre avec les Indiens Biloxi. Ainsi, le drapeau français flotte sur le fort et Biloxi devient la capitale de la Louisiane… française ! Cette Louisiane française, que les colons n’hésitent pas à appeler Nouvelle-France, n’a rien à voir avec l’État américain que nous connaissons de nos jours. Immense (8 millions de km2 !), elle s’étend ainsi de la région des Grands Lacs au nord, partie canadienne comprise, jusqu’au golfe du Mississippi, englobant notamment peu ou prou le bassin du grand fleuve.
Biloxi reste la capitale de la Louisiane française durant vingt ans, transférée en 1719 sur le site de Mobile, autre ville du golfe du Mexique aujourd’hui dans l’Alabama. Cette même année, le fort Maurepas est incendié, mais d’autres sont construits dans la région. Comme de nos jours, cette région côtière est souvent frappée par des raz-de-marée et des cyclones dévastateurs. Dès lors, en quête d’un lieu mieux protégé, le gouverneur de la Louisiane française Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville fonde en 1718 La Nouvelle-Orléans (nous savons aujourd’hui qu’elle n’est pas épargnée par les ouragans…), qui prend à son tour le statut de capitale en 1722. Entre-temps, les Biloxi ont été décimés par une épidémie de variole, pendant que la colonisation européenne se poursuit. Alors qu’une bonne partie des territoires de la Louisiane française est cédée aux Anglais et aux Espagnols (traité de Paris en 1763), les Biloxi se rapprochent des Français et se retrouvent dans la paroisse de Pointe Coupée, tout près de Baton Rouge, en pays cajun…
Mais à la fin du XVIIIe siècle, ils s’installent en nombre dans ce qui deviendra en 1807 la paroisse des Avoyelles, et plus particulièrement autour de son siège, Marksville, près de 150 km au nord de Baton Rouge. Ils y retrouvent des Indiens d’une autre tribu, les Tunica, du nom d’une ville du nord du Mississippi, qui fuient les guerres alors fréquentes. Les deux tribus fusionnent et on parle aujourd’hui de nation amérindienne des Tunica-Biloxi, qui restent présents à Marksville, localité de naissance (en 1930) de Little Walter et de son lointain cousin, le chanteur-guitariste Matthew « Boogie Jake » Jacobs (en 1927). Il importe de relever, car c’est évidemment rare au sein des tribus amérindiennes, que des membres des Tunica-Biloxi parlent le français, même si l’anglais reste très majoritaire.
Parallèlement, Biloxi se développe, d’abord grâce aux activités maritimes, mais aussi par le biais d’un tourisme naissant : bien avant la guerre de Sécession, elle fait partie des villégiatures estivales prisées dans une région côtière dont les plages attirent les adeptes. Commerces, hôtels et hébergements à louer fleurissent, et au tournant des XIXe et XXe siècles, les offres de divertissement s’élargissent avec des boîtes de nuit et bien sûr des clubs où les jeux et la musique trouvent vite leur place. Le premier style musical qui nous intéresse directement apparu à Biloxi est le ragtime, qui comme nous le savons préfigure le jazz. Comme nous le rappelle la Mississippi Blues Commission dans son texte de sa plaque commémorative « Biloxi Blues », le pianiste Jelly Roll Morton et le contrebassiste William Manuel « Bill » Johnson (l’inventeur du slapping !) passèrent par Biloxi avant de faire carrière dans de grandes villes du nord.
En 1907-1908, Morton, encore adolescent (il est né en 1890) fréquente le Flat Top, où il joue du piano, au billard et arnaque les clients avec des tours aux cartes ! Et il rapporte selon la même source : « Au Flat Top, on n’entendait rien d’autre que du blues… Du vrai blues lowdown, honky tonk blues… » Hormis Ted Hawkins que j’évoque plus loin, aucun musicien de renom en lien avec le blues n’a vu le jour à Biloxi, mais la carrière d’artistes importants les conduisit dans la ville : le pianiste de R&B Paul Gayten y dirigea le groupe de la base des forces armées (Keesler Air Force Base) durant la Seconde Guerre mondiale, et le chanteur-pianiste de rock ‘n’ roll et de R&B Billy « The Kid » Emerson joua aussi à Keesler. La Mississippi Blues Commission cite également Charles Fairley, Jr., Eddie Lee « Cozy » Corley, Skin Williams, the Kings of Soul, Sounds of Soul, Carl Gates and the Decks, sans oublier le Gulf Coast Blues & Heritage Festival, fondé en 1991 à Biloxi et qui se déroule depuis 1998 à Pascagoula (à 35 km). Mais pas question de conclure cet article sur Biloxi sans citer Ted Hawkins, né dans cette ville le 28 octobre 1936. Chanteur magique (soul, blues et gospel) au destin tragique, décédé en 1995 d’une crise cardiaque, auquel j’ai consacré un article le 22 novembre 2018, il nous laisse de magnifiques albums réalisés entre 1982 et 1995.
Je termine avec quelques chansons en écoute et un documentaire sur Ted Hawkins.
– Jelly roll blues en 1924 par Jelly Roll Morton.
– Get the « L » on down the road en 1929 par le Bill Johnson’s Louisiana Jug Band.
– Red hot en 1955 par Billy « The Kid » Emerson.
– Hot cross buns en 1959 par Paul Gayten.
– Sorry you’re sick en 1982 par Ted Hawkins.
– Ted Hawkins: Amazing Grace, partie 1, partie 2 et partie 3, documentaire en 1996 par Janice Engel.
(1). En fait, le fort Maurepas se trouve à 5 km de Biloxi, à l’emplacement actuel d’Ocean Springs, et porte le nom d’Old Biloxi.
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