© : Stefan Wirz.

Ce n’est pas la première fois mais cela génère toujours en moi un malaise. Quand entre dans Google le titre d’une chanson originale, et plus particulièrement d’un blues, le « machin » affiche en première page une série de reprises, et souvent des vidéos de surcroît, qui occultent le créateur/compositeur. Essayons avec Worried life blues : il nous est ainsi proposé une succession de versions par Eric Clapton, seul ou avec B.B. King, en public au Japon, sur son album « Unplugged », avec Buddy Guy, au Royal Albert Hall… Pire, bien des sources ne s’embarrassent pas et attribuent les paroles au même EC, dont Spotify, hélas entre autres, qui ose tout et écrit « song and lyrics by Eric Clapton » ! Hors Wikipedia, il faut descendre jusqu’à la dixième occurrence pour trouver Genius qui rend enfin à César…

© : Jim O’Neal /The University of Mississippi.

Je sais que ceci résulte du référencement sur Internet mais c’est irritant, et surtout, pas anodin. Une grande partie du public se rue ainsi sur les premières vidéos proposées (ici Clapton mais il pourrait s’agir d’autres artistes ou groupes très connus), en passant totalement à côté des auteurs des versions originales et de l’histoire souvent riche et passionnante de la genèse de ces chansons. Pour ce qui me concerne, malgré ma totale impuissance face au phénomène, cela me motive d’autant plus pour m’arrêter sur de telles œuvres… Worried life blues a été gravée pour la première fois il y a quatre-vingt-trois ans jour pour jour, le 24 juin 1941, par Major « Big Maceo » Merriweather, chanteur-pianiste originaire de Géorgie, qui en est bien sûr l’auteur-compositeur.

© : Michael Ochs Archives / Getty Images.

Né le 23 mars 1905, Big Maceo venait de s’installer à Chicago après avoir vécu à Détroit où il se produisait régulièrement depuis 1924. En 1941, il avait donc trente-six ans et c’était un artiste accompli et expérimenté. Il rencontre rapidement les chanteurs-guitaristes Tampa Red et Big Bill Broonzy, grandes figures du blues urbain de la Windy City qui le présentent à Lester Melrose, le très influent « patron » du label Bluebird. Et le 24 juin 1941, il enregistre donc sous son nom (avec Tampa Red et le superbe contrebassiste Ransom Knowling) ses dix premières faces dont bien entendu Worried life blues. Il s’est librement inspiré de la chanson Someday baby blues de Sleepy John Estes réalisée le 9 juillet 1935, notamment dans le vers « clé » : « Someday baby, you ain’t gonna worry my mind anymore » chez Estes, « Someday baby, I ain’t gonna worry my life anymore » chez Big Maceo. Mais outre le registre très différent, blues rural pour le premier, urbain pour le second, après une écoute attentive, on s’aperçoit que les paroles des deux chansons diffèrent.

© : Michael Ochs Archives / Getty Images.

Quoi qu’il en soit, Worried life blues, qu’il adaptera sous d’autres titres, restera comme son plus grand succès et fait aujourd’hui partie des grands standards du blues. En 1983, il fait son entrée au Blues Hall of Fame dans la catégorie des Classic Blues Recordings (créés cette même année), avant d’être couronné en 2006 d’un Grammy Hall of Fame Award. On ne compte pas les relectures avec des paroles qui se mélangent avec la version de Sleepy John Estes, au point qu’il peut être malaisé d’identifier le véritable auteur ! Après cela, Big Maceo continue d’enregistrer abondamment avec les meilleurs représentants d’un style urbain qui dans les années 1940 va évoluer vers un blues moderne électrique dont il est aussi un précurseur, avec Tampa Red, Big Bill Broonzy, Jazz Gillum, Sonny Boy Williamson I… Mais en 1946, Big Maceo est victime d’un AVC qui le laisse paralysé du côté droit. Il essaie ensuite péniblement de poursuivre sa carrière au chant et soutenu par d’autres pianistes (Johnny Jones, James Watkins), avant d’être terrassé le 23 février 1953 par une crise cardiaque, à quarante-sept ans. Je me contenterai d’une chanson en écoute, la version originale du 24 juin 1941de Worried life blues par Big Maceo. Car on n’a pas fait mieux depuis.

Big Maceo Merriweather, Rose Allen Broonzy, Big Bill Broonzy, Lil Green, « Jimmy », Lucille Merriweather, Tyrell Dixon, fin des années 1940. © : Courtesy Mike Rowe / Lucy Kate Merriweather / Stefan Wirz.