Le chanteur et pianiste de blues Henry Brown, racketeer de policy game, en 1960. © : Paul Oliver / Stefan Wirz.

Nouvel article de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. Je vous propose d’évoquer le terme policy, qui ne se traduit par police que dans un seul cas, quand il s’agit d’une police d’assurance. Vous l’aurez deviné, il ne va pas être du tout question de cela ici, mais il y a bien des choses à dire sur ce mot. Policy, ou policy game, ce n’est autre qu’une ancienne forme de jeu d’argent illégal, qui consistait à parier sur des numéros, on l’appelle d’ailleurs aussi numbers.

Une roue de policy game. © : PBS.

On pouvait parier un peu sur tout, sur les courses de chevaux puis plus tard de véhicules, sur les résultats sportifs, sur les cours de la bourse, sur le prix du coton, en fonction de ce que les quotidiens publiaient. On utilisa une roue similaire à celle de la roulette des casinos, ou des fiches cartonnées avec des numéros, similaires aux lotos légaux durant lesquels on gagne souvent des lots plutôt que de l’argent. Les paris, qui mettaient en scène des parieurs et des bookmakers ou bookies, se déroulaient dans des lieux semi-clandestins dont des bars, des salons de coiffure et des clubs privés. Le langage se basait sur le jargon hippique. On pouvait parier sur un seul numéro mais les combinaisons existaient : le pari sur deux numéros s’appelait saddle (selle), sur trois numéros gig (cabriolet, une carriole à deux roues tirée par un cheval), sur quatre numéros horse (cheval). Mais d’autres combinaisons existaient et certains parieurs audacieux n’hésitaient pas à miser sur vingt-cinq numéros.

La couverture de l’édition originale (1889) de Aunt Sally’s Policy Players Dream Book, avec la fameuse combinaison gig, 4, 11 et 44. © Wikimedia Commons.

Ce jeu date d’avant 1860 et pourrait même remonter aux années 1830. Les premiers à parier furent les Afro-Américains, mais les classes blanches pauvres issues de l’immigration (Italiens, Irlandais) s’y essayèrent également rapidement. Un engouement qui s’explique par les mises très faibles. Au XIXe siècle, la mise sur un numéro coûtait seulement un cent et trois cents pour un gig. Selon l’ouvrage Aunt Sally’s Policy Players Dream Book (dont l’auteur est inconnu mais il pourrait s’agir de Henry J. Wehman, 1889), le gig était d’ailleurs la combinaison la plus prisée : « Certains gigs étaient si populaires qu’ils avaient leurs noms propres, comme le washerwoman’s gig (4, 11 et 44) et le dirty gig (3, 6 et 9). » Ces paris apparaissent à Chicago à peu à la même époque que la sortie de ce livre, en 1885, introduit par trois hommes venus de Louisiane, le Noir « Policy » Sam Young, l’Asiatique « King Foo » et le Blanc Patsy King.

John V. « Mushmouth »Johnson, surnommé le « Negro Gambling King of Chicago ». © : WTTW.

En 1901, des premiers textes de loi voient le jour pour interdire ces pratiques. Mais elles ne vont faire que s’étendre dans tout le pays, tout particulièrement dans les régions rurales, ce qui contribuera à pratiquement les confiner essentiellement aux Afro-Américains, qui demeurent quasiment les seuls parieurs dans les années 1920. Dans les grandes villes, durant les trois décennies suivantes, certains bookies nommés aussi racketeers deviennent de véritables caïds, et dans la mouvance de la pègre, ils gagnent des fortunes en toute illégalité. Selon The Negro in Illinois Writers Project, en 1938, on comptait 4 200 policy stations dans le South Side de Chicago et 100 000 parieurs dans l’ensemble du South Side et du West Side. Quelques bluesmen, dont le chanteur et pianiste Henry Brown, profitèrent du policy game, comme l’écrit Paul Oliver dans Blues Fell This Morning (Cassell, 1960) : « Les membres les plus importants de la pègre noire étaient les racketeers des numbers, dont la réussite, bien qu’en partie basée sur l’exploitation de la superstition, reposait principalement sur un penchant généralisé pour le jeu. Les jeux d’argent illégaux occupent une large place parmi les délits pour lesquels les Noirs furent condamnés. » Malgré le développement des jeux d’argents légaux à partir des années 1960 et 1970, le policy game n’a pas complètement disparu de nos jours…

© : Stefan Wirz.

On retrouve donc ce thème dans de nombreux blues, et ce dès les origines. Je vous propose maintenant une sélection de ces chansons.
Four eleven forty four (la fameuse combinaison 4, 11 et 44) par Papa Charlie Jackson vers mai 1926.
Elzadie policy blues (vers avril 1928) et Playing policy blues (vers décembre 1930) par Blind Blake. Blake évoque d’autres gigs, 25, 50 et 75 et 7, 17 et 24, qui auraient un double sens à caractère sexuel.
Policy dream blues par Bumble Bee Slim le 4 avril 1935.
Policy blues (you can’t 3-6-9 me), autre allusion à un gig, par Albert Clemens, nom de naissance de Cripple Clarence Lofton, le 12 avril 1935.
Policy wheel blues par Kokomo Arnold le 15 juillet 1935.
Hand reader blues par Washboard Sam le 16 décembre 1938.
Just a dream (on my mind) par Big Bill Broonzy le 6 février 1939.
Policy blues par Cripple Clarence Lofton en décembre 1943.
Policy game par Lightnin’ (orthographié Lightening !) Hopkins le 29 juillet 1953.
I ain’t got you par Jimmy Reed le 18 juillet 1955.
Je vous conseille enfin la lecture de Running the Numbers – Race, Police, and the History of Urban Gambling par Matthew Vaz (University of Chicago Press, 2020)

(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).