© : Rock-A-Holic.

Au nord-ouest du Delta, Lula compte environ deux cents habitants, mais comme d’autres dans la région, elle fait partie de ces minuscules localités qui jouèrent un rôle non négligeable dans l’histoire du blues. Il faut dire qu’elle est particulièrement bien située car entourée de véritables « centres névralgiques ». Ainsi, à l’ouest, sur l’autre rive du Mississippi, dans l’Arkansas, Helena se trouve à 15 km. Sur la Highway 61, Lula est à égale distance (30 km) de Clarksdale au sud et de Tunica au nord, et Memphis n’est qu’à 100 km… Il peut sembler aujourd’hui incongru d’accorder une telle importance à un si petit village, mais un siècle plus tôt, la région se caractérisait par ses vastes plantations, sur lesquelles travaillait essentiellement des Afro-Américains. Parmi eux, deux des principaux fondateurs du Delta Blues, Charlie Patton et Son House, se rencontrèrent pour la première fois à Lula, mais nous y reviendrons… Et nous allons le voir, Lula occupe une place dans l’histoire qui ne concerne pas le seul blues.

La gare de Lula en 1894. © : J.P Steinwinder Collection / Mississippi Rails.

Bien entendu, le site de Lula est d’abord occupé par les Amérindiens, qui cèdent leurs terres aux États-Unis en 1830, qui fondent le 9 février 1836 le comté de Coahoma, auquel appartient Lula. Coahoma est d’ailleurs un terme choctaw qui signifie « panthère rouge ». Le premier siège du comté est Port Royal, englouti en 1841 par une crue du Mississippi, suivi d’une localité du nom de… Delta ! Cette dernière connaît le même sort en 1848… Port Royal et Delta sont aujourd’hui des ghost towns dont il ne reste rien. Friars Point, à moins de 15 km de la future Lula, devient le nouveau siège en 1850 (1). Toutes ces bourgades installées sur le Mississippi servent alors essentiellement de ports pour le commerce fluvial.

Le pacanier où les frères Davis furent pendus en 1908.

Ce développement se traduit inévitablement par des besoins croissants en main-d’œuvre et l’arrivée massive d’esclaves… Ainsi, selon la Mississippi Encyclopedia, en 1840, on comptait 766 Blancs pour 524 esclaves. Vingt ans plus tard, si le nombre de Blancs avait doublé (1 521), celui des esclaves avait décuplé (5 083) ! C’est un des plus forts taux de l’État du Mississippi, mais parallèlement, seulement un quart de la surface agraire est valorisée, ce qui s’explique aisément : cette région aujourd’hui appelée Delta n’est pas encore la plaine alluviale fertile que nous connaissons, mais une zone largement couverte d’épaisses forêts. Après la guerre de Sécession et surtout à partir des années 1880, l’afflux d’Afro-Américains s’accélère, et ils représentent 82 % de la population. Cela correspond d’ailleurs au début de la déforestation du Delta, qui ouvre de nouvelles perspectives d’emplois.

Bertha Lee Pate. © : Wikimedia Commons.

Lula est fondée à ce moment-là, en 1884, avec le lancement cette même année de la Mississippi Delta Railroad. Cette courte ligne ferroviaire (97 km), qui relie Swan Lake à Jonestown en passant notamment par Tutwiler, Dublin, Clarsksdale et donc Lula, favorise le désenclavement de la région. Lula est ensuite officiellement « incorporée » le 24 février 1890. Elle n’échappera donc pas aux affres du racisme… Le 11 octobre 1908, Booker T. Washington, ardent défenseur de sa communauté et premier Afro-Américain invité à la Maison Blanche par un président, en l’occurrence Theodore Roosevelt en 1901, fait un important discours à Helena qui attire de nombreux habitants de Lula. Une visite à l’issue hélas tragique, car deux Noirs, les frères Davis, sont lynchés et pendus sans jugement après un incident avec le conducteur (blanc) du train qui conduit les gens de Lula à Helena (3).

Métayers dans un champ de coton près de Lula, Mississippi, juin 1936. © : Carl Mydans / Library of Congress.

Avec la croissance de l’agriculture et de l’industrie, la population du comté augmente de façon impressionnante et triple en quarante ans, passant de 14 000 habitants en 1880 à 42 000 en 1920 (2). Aujourd’hui, elle s’élève à 20 000 habitants, soit à peine la moitié. Vingt-cinq ans après la venue de Booker T. Washington, le 18 mars 1933, Unita Blackwell voit le jour à Lula. Moins illustre que son aîné (elle fut toutefois invitée comme lui par un président, Jimmy Carter, à Camp David en 1979 !), Blackwell fut pourtant une actrice notable de la lutte en faveur des droits civiques à partir des années 1960. Enfin, Blackwell deviendra en 1976 la première Afro-Américaine maire d’une ville du Mississippi, à Mayersville (sud-ouest du Delta), poste qu’elle occupera jusqu’en 2001…

© : Goldmine Magazine.

Mais revenons aux années 1930… et à la musique ! Comme toutes les localités environnantes le long de la Highway 61 et du fleuve, Lula bénéficie de cet essor et offre des opportunités aux bluesmen, qu’ils soient itinérants ou employés sur les plantations. En 1930, Charlie Patton fréquente Bertha Lee Pate (qui restera sa concubine jusqu’à sa mort en 1934), née à Lula le 17 juillet 1902. Au même moment, Son House, récemment libéré de prison, est aussi à Lula. Deux des plus grands créateurs de l’histoire du blues vont ainsi se rencontrer là, dans des circonstances que je relate dans le numéro 246 de Soul Bag : « Son House rencontre Sara Knights, qui tient un café où elle vend illégalement de l’alcool. Après l’avoir entendu en gare de Lula, elle l’invite à jouer devant son café en espérant qu’il attire des clients. Et un jour, début 1930, Charlie Patton, attiré par la foule massée devant le café de Sara Knights, s’approche. Cette rencontre se transforme en amitié d’autant qu’ils partagent le même intérêt pour l’alcool et les femmes. (…) Son House, qui a touché sa première guitare deux ou trois ans plus tôt, se produit maintenant aux côtés du plus grand bluesman de son époque ! »

Sam Carr. © : Gail Mooney.

Contrairement à Patton, House est inconnu et n’a rien enregistré, mais tout va changer à Lula comme je l’explique dans Soul Bag : « À la fin de ce printemps 1930, Arthur Laibly, directeur artistique des disques Paramount, a rendez-vous avec Patton en gare de Lula. Les deux hommes conversent quelques minutes puis Laibly repart. Son House attend de l’autre côté de la route. Il s’en souvient (4) : « […] Charlie traversa jusqu’à moi […]. Il lui avait parlé de moi. Alors il a dit à Charlie qu’il voulait que je vienne avec lui. J’ai dit : « Quoi ? » Il a répondu : « Ouais, il veut que tu viennes avec moi. » J’ai dit : « Ouais, pour sûr que je viens, mec. » » Tout part donc de Lula pour House qui grave ses premières faces en 1930 chez Paramount, lors de sessions auxquelles participent aussi Patton, Willie Brown, Louise Johnson et The Delta Big Four. S’ils enregistrent séparément, House et Patton signent deux chansons (Dry spell blues pour le premier, Dry well blues pour le second), qui évoquent la sécheresse qui frappa le Delta cette année-là, Patton se référant même directement à Lula. Quant à Bertha Lee, elle réalisera quatre faces début 1934 avec Patton, deux en leader au chant sous le nom de Bertha Lee, et deux en duo (Patton and Lee).

Ancienne usine de coton à Lula, 2016. © : Carol M. Highsmith / Library of Congress.

Il faudra ensuite attendre les années 1960 pour que Lula revienne sur le devant de la scène blues. Le batteur Sam Carr, qui vit alors à Lula, crée un groupe avec Frank Frost, Big Jack Johnson et Arthur Williams, tous originaires du Delta. Ils tournent abondamment dans la région et se font connaître sous différents noms : Frank Frost and The Nighthawks, The Little Sam Carr Rhythm & Blues Revue et surtout The Jelly Roll Kings. Selon la Mississippi Blues Trail, ils apparaissent régulièrement dans des clubs de Lula dont Joe’s Place et le Conway’s, pendant que leur premier manager, Lee Bass, est le gérant de la station-service de la localité. Au sein de leur formation et individuellement, ces artistes mèneront ensuite de brillantes carrières personnelles. Bien entendu, l’activité musicale n’est désormais plus ce qu’elle était à Lula, mais la petite ville a bien contribué à ce patrimoine essentiel qu’est le blues du Delta. Un patrimoine qui est d’ailleurs entretenu : en 1994, il y a donc trente ans, le Lady Luck Rhythm and Blues Casino (aujourd’hui Isle of Capri Casino Hotel) est inauguré. Dès l’année suivante, il devient un des sponsors du King Biscuit Blues Festival à Helena, avant de faire de même pour le Sunflower River Blues Festival à Clarksdale…

© : Mississippi’s Lower Delta Partnership.

(1). De nos jours, Clarksdale est bien sûr le siège du comté de Coahoma, et ce depuis 1930.
(2). Selon le United States Census (recensement). La population du comté continuera ensuite de croître, mais plus lentement, pour atteindre son maximum en 1950 avec 49 000 habitants.
(3). Booker T. Washington (1856-1915) n’est peut-être pas la première personnalité noire invitée par un président, mais sa visite fut la première rendue publique et connut un très fort retentissement. Et Roosevelt fut évidemment très critiqué pour son initiative par les conservateurs et suprémacistes de tous bords… Quant à l’incident en parallèle de la visite de Washington le 11 octobre 1908, il concerne trois personnes. Lors du trajet aller en train entre Lula et Helena, deux Noirs, Frank et Jim Davis, ont une altercation avec le conducteur blanc, Jack « J.C » Kendall pour une histoire de billets non conformes, mais ça ne va pas plus loin. En revanche, au retour, les choses s’enveniment. À l’approche de la gare de Lula, Kendall accuse Frank Davis d’un geste indécent à son égard. Davis nie mais Kendall le frappe. Une fois en gare, les deux hommes commencent à se battre. Jim Davis s’y met aussi, et sans qu’il soit établi à qui elle appartient, une arme est sortie. Frank tire deux fois sur Kendall et le blesse gravement. Les deux frères s’enfuient mais sont rapidement arrêtés et emprisonnés à Lula. Dans la nuit, quarante membres d’une milice sortent les frères Davis de leur cellule et les pendent à un pacanier à proximité. Ils refusent ensuite que les corps soient décrochés avant le lendemain matin, pour « envoyer un message à Washington… » (d’après Cliff Dean, « My Delta World », 2019). Kendall succombe trois jours plus tard des suites de ses blessures.
(4). Preachin’ the Blues: The Life and Times of Son House, par Daniel Beaumont, University of Oxford Press, 2011.

© : Tripadvisor.