Beale Street, 1915. © : Lisa Boyce / Pinterest.

Nul doute que nous évoquerons longuement un jour prochain l’histoire de Beale Street à Memphis, lieu central des musiques populaires américaines en général et du blues en particulier dès le XIXe siècle. Mais aujourd’hui, arrêtons-nous sur un personnage parmi les plus originaux de l’artère du centre-ville de Memphis, un certain James « Jim » Kinnane. Après la guerre de Sécession, la population noire augmente rapidement à Memphis, et des Afro-Américains parviennent même à se faire une place enviable, notamment sur Beale Street. Parmi eux, l’ancien esclave Robert Reed Church Sr. (1839-1912), souvent cité comme le premier Afro-Américain millionnaire du Sud. Il intervient en faveur de sa communauté, en particulier des plus pauvres, joue un rôle politique, par exemple dans le droit de vote, achète et loue des locaux, crée des services… Son fils Robert Reed Church Jr. (1885-1952) lui succédera.

© : Stefan Wirz.

Mais au tournant des XIXe et XXe siècles, les Blancs ne rendent pas les armes en cette période très marquée par la ségrégation. Jim Kinnane apparaît alors. On sait peu de choses à son propos, sinon qu’il a une trentaine d’années en 1901. Comme Church, il se monte un petit empire sur Beale Street, surtout dans le domaine du divertissement. Et comme Church, il s’implique en politique. Mais Kinnane est un des pires voyous de la place, ce qui lui vaudra le titre de « Czar of the Memphis Underworld », le tsar de la pègre de Memphis… Il sait que les Afro-Américains, en particulier les plus pauvres, doivent payer une taxe pour voter. Dès lors, il paie à leur place pour s’assurer qu’ils votent bien pour un candidat qu’il « sponsorise », et qui se garde évidemment de mettre son nez dans ses affaires douteuses. De toute façon, à tout hasard, Kinnane dispose de malfrats présents dans les bureaux de vote lors des scrutins…

Le Monarch, 1956. © : uofmtiger52.

Dans ce contexte singulier, les musiciens afro-américains se produisent volontiers dans les clubs de Jim Kinnane malgré la violence qui règne. Le Monarch, le plus célèbre de ses établissements, est aussi connu sous le nom de « Castle of the Missing Men » (le château des disparus), car les victimes d’homicides passaient directement dans l’arrière-cour où se trouvait un entrepreneur de pompes funèbres. Il y a sans doute une partie de légende là-dedans, mais ça donne une idée de l’ambiance… Pas de quoi entraver les affaires florissantes de son propriétaire car rien ne manque au Monarch (qui ne ferme jamais !), ni les jeux d’argent, ni l’alcool, ni la drogue, ni les femmes de petite vertu. D’autant que Kinnane gère d’autres clubs sur Beale Street avec son frère Thomas dont le Blue Goose Saloon, le Blue Light, le Red Light et le Hole in the Ground (un nom prémonitoire ?). À l’approche de la Prohibition qui entre en vigueur en janvier 1920, ces clubs finissent inévitablement par péricliter. Quant à Jim Kinnane, l’histoire perd sa trace au même moment, sans nous dire s’il a fini au fond d’un trou dans le sol (Hole in the Ground) ou parmi les disparus du Monarch…

Joe Calicott. © : Big Legal Mess Records.

En revanche, plusieurs pionniers du blues l’évoquent dans des termes très précis dans leurs chansons (même si certains transforment le nom Kinnane en Canan, voire Canaan), comme en atteste notre sélection de chansons en écoute.
Old New Orleans blues en 1926 par Willie Jackson. Malgré son titre, cette chanson évoque bien Memphis et Kinnane : « You ever go to Memphis, stop down at Jim Kinnane’s / That’s a place where monkey women will learn just how to treat a man. »
Roosevelt’s blues en 1929 par Roosevelt Sykes.
On the wall en 1930 par Louise Johnson.
Old Jim Canan’s en 1935 par Robert Wilkins.
Lost my money in Jim Kinnane’s en 1968 par Joe Callicott.

L’actuel poste de police sur Beale Street, où se trouvait le Monarch. © : Mississippi Blues Travellers.