© : The Music Diaries.

Ce chanteur-pianiste fit partie des principaux créateurs du blues de la Côte Ouest (ou blues californien) dans les années 1940, et fut une influence majeure des plus grands, demandez à Ray Charles, Bobby « Blue » Bland et autre Eric Clapton ce qu’ils en pensent… Mais, si comme d’autres bluesmen de sa génération (et dans son registre), il disparut ensuite de la circulation durant quasiment deux décennies, il entreprit une prolifique seconde carrière à partir des années 1980, bénéficiant d’une grande popularité jusqu’à son décès en 1999. Tony Russell « Charles » Brown naît le 13 septembre 1922 à Texas City, une ville moyenne de l’aire urbaine de Houston, proche de Galveston sur la côte du golfe du Mexique. Suite à la mort prématurée de sa mère quand il n’a que six mois, abandonné par son père (qui cherchera à le revoir mais sera happé par un train en 1928), il est élevé par ses grands-parents maternels, Swanee et Conquest Simpson.

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Il a seulement quatre ans quand il débute au piano à l’église, selon une technique plutôt singulière que lui enseigne sa grand-mère (interview par Glenn Cook en 1990 pour The Music Diaries), en privilégiant la main gauche : « Elle aimait les sons plus intenses que l’on obtient avec la main gauche et disait que l’on cédait à la facilité en passant l’essentiel de notre temps sur le côté droit du piano. Elle m’obligeait à garder ma main droite dans le dos pendant que je jouais seulement de la gauche. » Grâce à cette grand-mère qui dirige une chorale à l’église, il s’initie bien sûr au gospel, au jazz, mais aussi à la musique classique qui occupe son univers et surgira souvent dans son jeu de piano. Outre le piano, Brown chante, notamment à la Barbour’s Chapel Baptist Church. Un oncle lui apprend également la guitare et le kazoo, mais aussi à chanter du blues, ce qu’il fait en cachette de sa grand-mère qui aurait forcément désapprouvé.

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La musique occupe donc une place importante dès son enfance. En 1933, dans une autre église, il est très impressionné par le révérend Cole (ibid) : « Les sœurs entraient en transe, il fallait les transporter sur des civières. Il dynamisait ces spirituals comme si c’était du blues, j’étais accro, je voulais jouer comme ça. »Mais sa grand-mère, qui prend décidément son rôle très à cœur et rêve qu’il devienne enseignant, s’assure que le jeune homme poursuive aussi ses études. Ce qui ne l’empêche pas de commencer à chanter et jouer du piano dans les clubs de Galveston pendant ses années de lycée. Brown étudie ensuite à l’université A&M de Prairie View, toujours dans la région de Houston, d’où il ressort licencié en chimie en 1942. Il échappe au service militaire car il souffre d’asthme et enseigne brièvement en lycée à Baytown, puis part pour Pine Bluff dans l’Arkansas où il exerce comme assistant chimiste.

Avec les Johnny Moore’s Three Blazers (au centre). © : ArtsInfo.

Mais Brown a du mal à s’adapter, et comme bien des Afro-Américains du Sud durant la Seconde Guerre mondiale, il prend la route de la Californie et s’installe en 1943 à Los Angeles, bien décidé à faire carrière dans la musique. Il trouve d’abord un emploi de liftier et joue de l’orgue à l’église. Dans la Cité des Anges, la grande vedette de l’époque est Nat King Cole, dont le R&B langoureux bien dans l’air du temps l’influence beaucoup. En 1944, il gagne un concours amateur auquel assiste le guitariste et chef d’orchestre Johnny Moore, dont le groupe, The Three Blazers, commence à imposer une nouvelle forme de blues, très urbaine et sophistiquée, qui emprunte au jazz et au R&B. Moore, qui cherche un chanteur, engage Brown (qui semble changer de prénom au même moment) qui se trouve propulsé sur le devant de la scène alors qu’il est totalement inconnu !

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Après quelques singles pour Atlas en 1945, essentiellement des instrumentaux, la formation obtient chez Philo (qui deviendra peu après Aladdin) un premier succès retentissant le 14 septembre de la même année avec Drifting blues. Charles Brown expliquera s’être inspiré d’un chant gospel appris de sa grand-mère quand il était encore lycéen, et selon Johnny Otis dans Upside Your Head! – Rhythm and Blues on Central Avenue (Wesleyan University Press, 1993), il fut réticent à l’enregistrer car il avait du mal à associer blues et musique sacrée… On note que Johnny Otis était présent à la batterie lors de la séance. En tout cas, Drifting blues fait un carton : si la chanson n’atteint « que » la deuxième place des charts R&B, elle reste durant trente-trois semaines dans le classement, à cheval sur 1945 et 1946, un record ! Véritable point de départ du West Coast Blues, Drifting blues est bien sûr un classique du blues toujours abondamment interprété de nos jours.

À Chicago le 11 juin 1986. Paul Natkin / Getty Images.

Avec le groupe de Moore, Brown confirme son rôle de chef de file du blues californien (ou texano-californien car ses représentants, dont justement Moore et Brown, sont souvent originaires du Texas) et connaît d’autres succès, dont bien sûr l’inoubliable Merry Christmas baby en novembre 1947. Mais Charles Brown quitte le groupe l’année suivante car il est en désaccord avec Moore qui ajoute son nom aux compositions dont il est pourtant le seul auteur. Il entreprend donc une carrière sous son nom en 1948 à la tête d’un trio qui comprend Charles Norris à la guitare et Eddie Williams (le bassiste de Johnny Moore !) et signe chez Aladdin, un des plus importants labels de la Côte Ouest. Les hits sont encore au rendez-vous, avec d’autres standards dont Trouble blues en mars 1949 (n° 1 R&B durant quinze semaines, record de l’année !) et Black night en décembre 1950 (n° 1 R&B durant quatorze semaines en 1951, record de l’année !). De 1949 à 1952, les chansons de Charles Brown restent dans les charts pendant cent trois semaines, soit l’équivalent de deux ans…

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Mais, alors que la vague du rock ‘n’ roll déferle, Charles Brown ne parvient pas à se renouveler, et s’enferme d’autant plus dans un style de blues désormais dépassé qu’il privilégie les ballades sirupeuses. Sans cesser complètement son activité, en outre à nouveau en conflit mais cette fois avec Aladdin, il continue de se produire, réalise des singles pour différents labels dont certains importants (Ace, King, Imperial), et même quelques albums, jusqu’au milieu des années 1960. Mais il ne parvient plus à vivre de sa musique et doit enchaîner les petits boulots, dans un casino, comme concierge ou encore laveur de vitres… Et la parenthèse va se prolonger jusqu’au début des 1980, alors qu’il songeait à la retraite comme il le relatera dans DownBeat : « Je me suis dit qu’à mon âge, je devrais arrêter car la plupart des gens qui me connaissaient et connaissaient ma musique étaient morts et enterrés. »

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Il n’en sera heureusement rien. Brown apparaît à nouveau dans des salles et des festivals réputés, et en 1986, il sort un album de qualité, « One More for the Road » chez Blue Side, un petit label qui disparaît peu après. Mais Alligator repère le disque et le réédite trois ans plus tard, évidemment dans de bien meilleures conditions de distribution et de promotion. Entre-temps, ses titres originaux sont réédités, il part en tournée avec Bonnie Raitt et partout dans le monde, bref, désormais sexagénaire et quarante ans après ses plus grands succès, Charles Brown signe un retour remarqué. D’autant qu’il enfonce le clou en 1990 avec « All My Life » chez Bullseye Blues, un album remarquable avec Danny Caron (guitare) et Clifford Solomon (saxophone) à leur avantage, et Dr. John et Ruth Brown en invités de prestige.

Avec Dr. John à New York en mai 1990. © : David Gahr / Getty Images.

Le bluesman profite au maximum de cette notoriété retrouvée et sort encore une dizaine d’albums dans les années 1990. Il y a évidemment des redites mais sa production est globalement de très bon niveau. En outre, son approche a bien sûr évolué depuis les années 1940 mais elle garde ses caractéristiques (voix de velours, jeu de piano ahurissant, hyper inventif et expressif), et s’inscrit dans le blues du temps qu’il nimbe toutefois d’un délicat voile jazz mais aussi de musique classique héritée de sa grand-mère. Mes albums favoris de cette période sont « These Blues » (Verve, 1994), « Honey Dripper » (Verve, 1996) et « In a Grand Style » (Bullseye Blues & Jazz, 1999). Un dernier disque très émouvant car composé de chansons enregistrées durant la décennie par le bluesman seul au chant et au piano, hélas sorti à titre posthume. Charles Brown s’est en effet éteint le 21 janvier 1999, à soixante-seize ans, des suites d’une attaque cardiaque. Ainsi disparut un bluesman profondément original, comparable à nul autre et extrêmement influent.

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Passons à notre sélection de chansons en écoute.
Drifting blues en 1945 avec les Johnny Moore’s Three Blazers.
Merry Christmas baby en 1947 avec les Johnny Moore’s Three Blazers.
Trouble blues en 1949.
Black night en 1950.
(Get your kicks on) Route 66 en 1986.
I stepped in quicksand en 1990.
Bad bad whiskey en 1990.
Live in Germany en 1991, concert de 59 minutes.
Early in the morning en 1992.
A hundred years from today en 1994.
Precious lord en 1996. Retour au gospel !
Sorry baby en 1999.

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